Après presque quinze ans d’absence, Carmen fait son retour sur la scène où elle a vu le jour, dans une nouvelle production d’Andreas Homoki qui a attiré la foule des grands soirs. C’est devant une salle comble que s’est déroulée la représentation. Les spectateurs, particulièrement attentifs n’ont pas manqué cependant d’être quelque peu déroutés par certains partis pris du metteur en scène allemand qui a joué la carte du minimalisme et de l’épure. Rien, hormis le costume de Carmen au premier acte et, bien sûr, l’habit de lumière d’Escamillo, n’indique que l’action se situe en Espagne. Au lever du rideau, les soldats ressemblent à des bourgeois de la fin du dix-neuvième siècle, les hommes en tenue de soirée, portent des chapeaux haut-de-forme et les femmes d’élégantes robes à tournure. A l’acte III, les costumes évoquent les années 40 et à l’acte IV, les sixties. Il n’y a pour seuls décors que des rideaux qui se superposent, rouges et imposants au premier acte, gris chez Lillas Pastia, bleu nuit et scintillants pour la scène finale. Peu d’accessoires également, des chaises noires au début et un empilement de ballots de marchandises dans le repaire des contrebandiers. Manque de moyens ou volonté de faire table rase du moindre aspect folklorique ? Au début du dernier acte, la foule regarde et commente le défilé des banderilleros, des picadors et des toreros sur l’écran d’une vieille télévision cathodique posée à l’avant-scène, dos au public. Les éclairages de Franck Evin soulignent l’action de façon pertinente. Certains chanteurs interprètent leurs airs dans le halo d’une poursuite qui les isole des autres protagonistes. A la fin de chaque tableau, les personnages se regroupent dans une position figée comme s’ils posaient pour une photo.
Saluons l’homogénéité de la distribution et l’impeccable diction de l’ensemble des interprètes qui évite au spectateur d’avoir recours aux sous-titres. Tous les seconds rôles sont bien servis. Le Dancaïre et le Remendado de Matthieu Walendzik et Paco Garcia sont impeccables et contribuent à la réussite du quintette « Nous avons en tête une affaire » aux côtés Norma Nahoun et Alienor Feix dont les voix sonores et bien projetées font également merveille dans le trio des cartes, particulièrement captivant. La voix solide au timbre coloré de Jean-Christophe Lanièce séduit dès le lever du rideau tout comme le timbre de bronze de François Lis. Elbenita Katjazi campe une Micaela volontaire et délurée qui n’hésite pas à embrasser Don José à bouche que veux-tu à la fin de leur duo. La soprano kosovare effectue des débuts particulièrement remarqués à l’Opéra-Comique. Son air « Je dis que rien ne m’épouvante », interprété avec une grande sensibilité et une voix limpide aux aigus rayonnants lui a valu une salve d’applaudissements de la part du public. Jean-Fernand Setti possède une voix de stentor qui sied au personnage viril et fat d’Escamillo. Il chante son grand air avec une facilité confondante sur toute la tessiture et s’autorise même quelques nuances dans le second couplet. Jetons un voile pudique sur la prestation de Frédéric Antoun dont on nous a annoncé à l’issue de l’entracte qu’il était souffrant mais qu’il tenait tout de même à assurer la représentation jusqu’au bout. La Carmen de Gaëlle Arquez est désormais bien connue du public parisien qui a pu l’applaudir dans ce rôle à l’Opéra Bastille à l’automne dernier. Dans l’écrin plus petit de la salle Favart, sa voix délicatement cuivrée s’épanouit sans effort et la cantatrice peut peaufiner son personnage avec une infinité de nuances. De plus la mezzo-soprano se meut sur le plateau avec l’aisance d’un félin. Sa Carmen, amoureuse et fataliste, ne manque ni d’autorité ni de sensualité notamment dans la scène de la danse où elle se livre à un effeuillage lascif de Don José. Une incarnation aboutie qui lui vaut un triomphe au rideau final.
Au pupitre, Long Yu à la tête de l’Orchestre Symphonique de Shangaï initialement prévu mais empêché pour cause de pandémie a été remplacé par Louis Langrée qui dirige l’orchestre des Champs-Élysées avec une énergie revigorante dès l’ouverture particulièrement enlevée et des tempos contrastés comme en témoigne sa superbe habanera au rythme languissant, particulièrement envoûtant. L’actuel directeur de la maison se plait à souligner chaque détail de la partition luxuriante de Bizet. Une grande réussite. Le Chœur Accentus et la Maîtrise Populaire de l’Opéra-Comique ne sont pas en reste. La version choisie est celle de la création, sans les récitatifs de Guiraud, avec des dialogues réduits mais suffisants pour ne pas nuire à la compréhension de l’intrigue. On aura noté ici ou là quelques menues coupures, notamment le second couplet du duo entre José et Escamillo qui rend absconse la réplique du toréador « Nous sommes manche à manche et nous jouerons la belle le jour où tu voudras ».
Ce spectacle sera diffusé sur Arte Concert à partir du 21 juin.