Qui ne s’est jamais surpris à rêver devant les maquettes de décor d’opéra du Musée d’Orsay ou de la Bibliothèque-Musée de l’Opéra de Paris ? Imaginer ces espaces figés derrière leur vitrine s’animer et retrouver le souffle de la scène, comme fait le petit Alexandre avec son théâtre miniature dans l’ultime film d’Ingmar Bergman ?
C’est un peu ce rêve qui a mené à la naissance de cette production : une recréation de la Carmen de 1875. Comme si on y était. En réveillant les archives endormies du XIXe siècle – les lithographies des décors et des costumes, le livret de mise en scène, les articles décrivant le spectacle – l’Opéra Royal permet au public des années 2020, avec la complicité scientifique du Palazzetto Bru Zane, de découvrir ce qu’eût sous les yeux le public venu assister à la première de l’œuvre de Bizet, le 3 mars 1875.
Il n’existe pas de maquettes des décors de la création de Carmen, mais de nombreux croquis ou gravures ont été collectés. Ces documents, notamment une série de croquis de Pierre-Auguste Lamy, ont permis à Antoine Fontaine de recréer un décor en châssis de toiles peintes, représentant les quatre lieux de l’action : la place de Séville devant la manufacture de tabac, la taverne de Lilas Pastias, un site « pittoresque et sauvage » dans les montagnes où transitent les contrebandiers, et enfin la place devant les arènes au dernier acte.
Christian Lacroix, de son côté, a été chargé de recréer les costumes et d’imaginer tout ce qui n’était pas nécessairement consigné avec précision : les matières, les coupes ou bien même les costumes entiers de certains rôles secondaires. Le résultat est brillant, varié, évitant les couleurs passées, éteintes ou patinées qu’on voit souvent dans les productions dites « classiques ». Comme le plafond de la chapelle Sixtine après restauration, Carmen apparaît comme neuve, dans toute la fraîcheur de son éclat.
Le reste du travail de reconstitution scénique s’appuie sur les informations consignées dans le livret de mise en scène. Ce document permettait aux régisseurs des théâtres où l’œuvre était reprise de reproduire les placements et les mouvements des choristes et des solistes. Il en existe des centaines et ils nous permettent d’imaginer comment étaient alors mises en scène les œuvres créées au XIXe siècle. La mission du metteur en scène Romain Gilbert et du chorégraphe Vincent Chaillet consiste alors à reporter ces informations sur le plateau. Pendant la Habanera, comme convenu, Don José est assis à jardin sur une chaise, occupé à faire une chaîne pour attacher son épinglette. Pendant le trio des cartes, Carmen est bel et bien assise sur un rocher au milieu de la scène. Et ainsi de suite.
Cette exactitude extrême pourrait conduire à un résultat figé et sans âme mais la qualité première de cette mise en scène est son caractère vivant, organique. Dégagé du souci de donner à une quelconque transposition sa cohérence dramaturgique ou de s’occuper des placements des personnages, Romain Gilbert peut concentrer toute son énergie dans le travail de la direction d’acteur. Il comble les zones d’ombres et les non-dits du livret de mise en scène avec une grande intelligence scénique : Micaëla se débarrasse des soldats insistants en leur abandonnant son fichu, Carmen caresse une camarade cigarière revêtue d’un gilet chipé à un prétendant (on verra plus tard que cette camarade n’est autre que la Manuelita), Don José gifle Carmen avant l’air de la Fleur et commet un chantage au suicide dans le duo final. Comme le remarquait notre collègue lors de la création de la mise en scène à Rouen, tous ces détails – qui ne sont bien évidemment pas consignés dans le livret de mise en scène de 1875 – signent l’originalité et la modernité de cette production.
Il serait d’ailleurs dommage de réduire ce spectacle à ses possibles intentions (ou récupérations) idéologiques, au cœur de cette vaine querelle des Anciens et des Modernes. Peu importe ses partis pris esthétiques, si une mise en scène est ratée, c’est toujours parce qu’elle est paresseuse, sans ambition marquée ou portée sans enthousiasme. On sent qu’un esprit généreux habite l’ensemble des artistes sur le plateau de cette Carmen. Tout est électrique, organique, complice.
Un incident malheureux témoigne d’ailleurs superbement de cet esprit de troupe : le soir où nous étions à l’Opéra Royal, à la fin du troisième acte, Kévin Amiel semble avoir avalé de travers et n’a pu chanter deux de ses répliques. Il demande à l’orchestre de s’arrêter. Éléonore Pancrazi, qui venait de le sermonner en Carmen, soutient par des pressions d’épaules attendries le chanteur qui tente de retrouver son souffle et ses moyens. Une danseuse apporte une gourde pour que le chanteur puisse boire. Une fois rétabli, le chanteur indique que l’action peut reprendre. Plus de peur que de mal donc, dans un moment qui n’était sans doute agréable pour personne, mais qui témoigne du caractère vivant de ce spectacle.
Cette Carmen permet par ailleurs de se débarrasser de tous les poncifs des mises en scène « classiques », rappelant le travail que fait Alexeï Ratmansky sur les ballets classiques du XIXe siècle. Non, Carmen ne jette pas à José une monstrueuse fleur rouge, mais une délicate branche de fleurs de cassie. Et on retrouve enfin le caractère comique de l’œuvre, souvent assourdi par des visions trop tragiques, grâce au retour de la pantomime décrite par Moralès au premier acte, des facéties de Lilas Pastias, de la chorégraphie pétulante du quintette du deuxième acte et du défilé bariolé du dernier acte.
Ce n’était pas le cas à Rouen, mais cette reprise versaillaise permet de pousser l’effort archéologique de reconstitution jusqu’à proposer une lecture sur instruments d’époque, dans une disposition orchestrale historiquement informée, avec le chef au centre des instrumentistes et la petite harmonie tournant le dos au public. L’état de la partition étant celui de la création, les passages que Bizet a coupés pendant les répétitions, comme le premier assaut du combat entre Escamillo et Don José, ne sont pas donnés. Cependant, comme mentionné plus haut, le récit de Moralès et la pantomime qui l’accompagne sont réintroduits, puisqu’ils ont été coupés plus tard. Plus discutable est le choix de l’œuvre sous sa forme avec récitatifs et non avec ses dialogues parlés (qu’on rêve encore de voir joués dans leur intégralité sur une scène actuelle !). Écrits par Guiraud après la mort de Bizet pour l’exportation de l’œuvre à l’étranger, ces récitatifs ont pour qualité principale de laisser plus de sous-entendus, mais trahissent l’originalité formelle de l’œuvre. Peut-être ce choix a-t-il été fait parce qu’il était difficile de savoir à l’avance si tous les chanteurs seraient de parfaits francophones.
Hervé Niquet est habitué à naviguer entre le répertoire baroque et le répertoire français du XIXe siècle, il était donc tout indiqué pour diriger cette Carmen sur instruments d’époque. Si certains moments sont particulièrement réussis, grâce à l’engagement des instrumentistes de l’Orchestre de l’Opéra Royal et l’originalité des timbres des instruments (la couleur sombre des cornets dans la deuxième partie du prélude, la harpe dans le duo Micaëla/Don José, les accents violents des cordes), l’ensemble paraît un peu précipité et conduit par la seule rigueur métronomique, ce qui n’empêche pas certains décalages. Cette précipitation laisse apparaître d’ailleurs une lecture discontinue de la partition, manquant de plasticité et de vision dramatique. Au moins, cela permet enfin d’entendre Carmen sans rubato excessif, auquel des lectures romantiques comme celle de Karajan nous ont parfois trop habitués.
Éléonore Pancrazi impose sa Carmen dès son entrée en scène, foudroyante. Elle traverse la scène avec une autorité qui puise, dans sa posture et sa gestuelle, à la fois à une certaine idée traditionnelle du personnage – la main campée sur la taille et le déhanché chaloupé – et à un je-ne-sais-quoi qui lui est propre et qui confère toute sa puissance au personnage. On comprend d’emblée la fascination qu’elle suscite chez les Sévillans dans une Habanera magnétique, où elle s’affirme comme la maîtresse du jeu : « le charme opère »… Le médium de la mezzo-soprano est particulièrement riche et ses graves sont capiteux. L’attention portée au texte est palpable dans la façon, toujours adroitement musicale, dont certains mots sont mis en valeur dans le déploiement de la ligne vocale (« la carte sous tes doigts se tournera, joyeuse, t’annonçant le bonheur »). Si Agnès Baltsa hurlait à s’en rompre les cordes vocales l’ultime réplique du personnage – le « tiens » provocateur qui accompagne le jet de la bague offerte par Don José – Éléonore Pancrazi choisit de le susurrer, entre témérité sauvage et lassitude exténuée. Ainsi, sa composition ne se départ jamais d’une certaine élégance, même dans les moments de franches provocations, rendant le personnage très touchant et humain. Il s’agit d’une prise de rôle mais c’est déjà un portrait admirable de cohérence, de sensibilité et de singularité.
Le timbre de Kévin Amiel rappelle dans le haut médium celui du jeune Alagna, avec ses qualités propres. La souplesse du phrasé et la clarté de la diction font merveille dans le rôle de Don José, surtout dans les moments qui appellent de la délicatesse et de la nuance. Son engagement dramatique est par ailleurs sans faille et il met très justement en valeur les différents visages du personnage. Micaëla est un rôle que Vannina Santoni a déjà fréquenté il y a quelques années et on la sent entièrement à l’aise dans cette musique, où le frémissement du timbre donne tout de suite une présence étonnante au personnage, trop souvent peint comme une jeune fille naïve, ici pleine de caractère et follement émouvante. Alexandre Duhamel est un Escamillo charismatique et assuré. Contrairement aux autres rôles principaux qui font l’objet d’une double distribution, il a la difficile tâche de chanter ce rôle exigeant tous les soirs. Ceci explique peut-être les teintes rocailleuses d’un timbre qu’on lui a connu plus homogène dans les aigus et les graves.
En Frasquita et en Mercédès, Gwendoline Blondeel et Ambroisiné Bré sont un luxe inouï. La première s’appuie sur le fruité de son timbre et la deuxième charme par les reflets métalliques et chauds de sa voix. Elles imposent ainsi chacune leur caractère respectif. Nouées par une complicité scénique évidente, leurs apparitions sont une joie réitérée, de la Chanson Bohème au Trio des cartes en passant par un Quintette irrésistible de drôlerie. Matthieu Walendzik est un Dancaïre d’un naturel scénique évident et d’une vocalité solide et expressive, à laquelle s’oppose la douceur du Remendado d’Attila Varga-Tóth, plus réservé mais touchant. Nicolas Certenais et Halidou Nombre convainquent moins en Zuniga et en Moralès : ce dernier a un charisme certain, mais le vibrato est ample et les problèmes d’intonation sont récurrents. Nicolas Certenais a une voix sainement émise mais il présente lui aussi quelques problèmes d’intonation qui enlèvent de l’assurance à son lieutenant Zuniga.
Le Chœur de l’Opéra Royal n’appelle que des éloges, tant par la précision de l’émission que l’homogénéité des timbres. Les choristes défendent avec enthousiasme la proposition scénique, s’engageant complètement aux côtés des excellents danseurs, mimes et figurants qui animent le plateau avec eux. Les scènes d’ensemble, comme la querelle des cigarières, les débuts du deuxième et du dernier acte sont particulièrement réussis. Rarement on aura vu ces numéros défendus avec autant de justesse et de vigueur.
Si on a pu exprimer ici et là de menues réserves, on doit répéter combien ce spectacle est une franche réussite, d’une vivacité profuse et d’un brillant qui ne laisse pas de côté les plus poignantes émotions. Carmen est un opéra qui se prêtait idéalement à cette entreprise aussi folle qu’enthousiasmante, loin du passéisme confortable qu’on aurait pu craindre, et qui révèle combien cette œuvre est d’une vitalité grandiose et reste moderne en diable.