Lors de sa présentation l’an dernier à l’Opéra-comique, cette production avait laissé dubitatif notre distingué collègue Christian Peter, qui s’interrogeait sur le sens du changement d’époque d’un acte à l’autre, et sur son « minimalisme » (lançant l’hypothèse audacieuse, s’agissant d’une coproduction avec le très cossu Opéra de Zurich, d’un éventuel manque de moyens).
Un Opéra de Zurich qui la propose à son tour ces jours-ci pour une série de douze représentations. Mise en scène identique mais plateau entièrement renouvelé. Avec notamment l’intérêt des débuts en Carmen de Marina Viotti, mais ce n’est pas le seul.
On se permettra d’être moins circonspect et de trouver la mise en scène d’Andreas Homoki des plus intéressantes, pour ne rien dire de la partie musicale sous la baguette de Gianandrea Noseda (mais la version de Paris dirigée par Louis Langrée était de ce point de vue déjà remarquable).
Niveaux de lecture
Andreas Homoki part du constat que Bizet joue avec les codes de l’opéra comique. Et que chaque numéro, puisque c’est une œuvre « à numéros », joue sa propre partition dans un ensemble à plusieurs « niveaux de lecture ». Partant de là, les deux parties du spectacle, avant et après l’entracte, seront très différentes d’esprit.
Au début, le plateau est nu, à l’exception d’une curieuse coquille dorée cachant le trou du souffleur. Au fond, un mur de briques noires, percé de six ouvertures verticales.
Pendant l’ouverture (très électrique sous la baguette de Gianandrea Noseda), descend alors des cintres un vaste rideau d’un beau rouge broché d’or, avec passementeries et franges dans le surabondant style tapissier qui faisait florès sous Napoléon III et perdurera sous la IIIe République.
Nous sommes le 3 mars 1875 (quatre ans après Sedan et la Commune de Paris) et entre en scène une cohorte de bourgeois très contents d’eux, en redingote pour les hommes et robes à poufs pour les dames (là encore folie tapissière). Cette foule enjouée commence à chanter le chœur : « Sur la place, chacun passe… » en fixant d’un regard moqueur l’orchestre et la salle à demi éclairée… « Drôles de gens que ces gens-là… ». L’un des aimables bourgeois sort du lot pour chanter qu’à la porte du corps de garde « on regarde passer les passants … » C’est Moralès, ou plutôt un pékin s’amusant à jouer Moralès, tandis que les autres jouent à être la foule des passants à Séville, comme dans l’opéra-comique dont ils ont envie de se divertir – et qui ne saurait être que dépaysant.
Redingotes et robes à poufs
Apparaît aussi (« Regardez donc cette petite… ») une Micaëla qui, avec sa robe grisâtre et sa tresse, ressemble tellement à une caricature de Micaëla que ce ne peut être qu’un jeu. C’est Natalia Tanasii, qui sera un des grands bonheurs de la soirée, on y reviendra.
Tous disparaissent, le rideau aussi, et entre sur le plateau désert un homme en chemise et pantalon d’aujourd’hui. Un halo lui désigne sur le sol la partition de Carmen, il la feuillette, quand soudain surgit une cohorte de gavroches, qui piaillent « Avec la garde montante, nous arrivons, nous voilà… », se ruent sur l’homme, le jettent à terre et le déshabillent de sa chemise et de son pantalon, le laissant en teeshirt et caleçon. Retour des redingotes et du rideau, l’un des hommes apporte à Don José (on avait compris que c’est lui) un uniforme grisâtre, évoquant les douaniers suisses.
Ces redingotes viennent voir les fameuses cigarières qui roulent les cigares sur leurs cuisses. Le rideau s’écarte et on distingue, dans un nuage de fumée à couper à la navaja, ces dames qui jouent à être des cigarières (elles ont retiré leurs corsages et leurs paletots, restant en chemise de jour pour le haut mais ayant gardé les jupes à frous-frous qui les font ressembler à des fauteuils « crapaud ». Elles chantent : « Le doux parler des amants, leurs transports et leurs serments, c’est fumée… » Occasion de dire que le Chœur de l’opéra de Zurich est une fois de plus magnifique, de précision, de mise en place, d’ampleur, – et en l’occurrence de diction française. De surcroît, tous sont remarquablement individualisés, bougent bien et jouent juste. Olivier Py remarquait récemment qu’il n’y a plus qu’à l’opéra qu’on voit des foules sur un plateau, plus aucun théâtre ne peut l’offrir.
Faites sortir l’Espagne…
On a compris l’idée, il s’agit d’éviter l’espagnolade et de se situer (pour la première partie du moins) à l’époque et dans l’esprit de la création (et on concède volontiers que depuis le Faust de Lavelli qui fit scandale en 1975 c’est devenu une idée reçue). L’opéra de Rouen avait lui choisi une autre option, historiciste aussi mais différemment, en reconstituant le plus fidèlement possible le spectacle du 3 mars 1875.
Mais… faites sortir l’Espagne par la porte, elle revient par la fenêtre… Homoki sait bien qu’on ne peut éviter totalement le pittoresque et Escamillo sera bien sûr en costume de toréador, tandis que Frasquita et Mercédès seront toutes deux exquises et bondissantes en divettes pour Favart et idéales de frivolité.
Le personnage de Carmen est dessiné de façon plus ambiguë. Le costume est plutôt espagnol (du moins au cours de la première partie), mais reste insituable dans le temps, comme pour lui prêter l’éternité des mythes de théâtre.
En tout cas, Marina Viotti fait une belle entrée de théâtre, distillant son « peut-être jamais, peut-être demain… ». Sur un tempo très lent (d’ailleurs marqué par l’orchestre avec une certaine lourdeur), la Habanera, un peu raide dans son premier couplet, gagnera en souplesse insinuante dans le deuxième, beaucoup plus allégé, le timbre, très chaud, montrant alors tout son charme dans un mezza voce qui ira jusqu’au pianissimo. La voix a toutes les qualités qu’il faut, le velours, les couleurs, l’homogénéité, la diction, mais le trac empêche sans doute un « lâcher prise » qui viendra au fil de la soirée.
D’abord avec les « tra-la-la » qu’elle détaille voluptueusement (un peu gênée par la position assise) mais surtout dans « Sur les remparts de Séville », immédiatement convaincant : maîtrise de la ligne, variation des tempis (et Noseda ici la suit), rallentandos pleins de sous-entendus, jeu subtil entre les mezza voce et les forte, notes piquées pointues sur les pizzicatis de l’orchestre à la reprise, finesse des « je pense à certain officier » avec le contrechant complice de la flûte, et culot d’une vocalise ardente ajoutée juste avant la fin, impertinente et bravache.
Une prise de rôle
Marina Viotti confiait récemment à Forum Opéra qu’elle avait refusé le rôle à six reprises : « Pour moi, on ne peut chanter le rôle que si on a vécu en tant que femme. On ne peut pas chanter Carmen à 25 ans, cela n’a aucun sens selon moi. C’est un rôle pour lequel il faut être prêt, vocalement mais également physiquement. Il y a une sensualité, il faut tenir la scène du début jusqu’à la fin : même si on ne chante pas tout le temps, on est quasiment tout le temps sur scène. Vocalement, il faut du souffle, et psychologiquement, il se passe tellement de choses. Jusqu’ici je n’étais pas prête, même si techniquement, j’aurais pu le faire, mais il me manquait certaines couleurs et une corporalité ».
Le hasard a voulu que la production de Zurich qui aurait dû être sa première fois a été précédée en somme d’une avant-première : une version de concert donnée au TCE en octobre 2023 pour remplacer Marianne Crebassa.
On a le sentiment que le caractère du personnage n’a pas encore vraiment trouvé sa forme accomplie, mais on aime cette impression de liberté conquise qui se laisse entendre (et voir) dans la chanson bohémienne (subtiles couleurs à l’orchestre, où Noseda s’applique à détailler la palette des vents, pianissimo et lentissimo, après un très chatoyant interlude au très beau basson) : Viotti s’exalte de plus en plus, Mercedes et Frasquita font leur entrée, et la danse générale assume son espagnolité de convention (une rampe lumineuse au fond et un rideau à l’envers suggèrent qu’on est au music-hall).
Clins d’œil et music-hall
Non moins cliché et clin d’œil, l’entrée d’Escamillo dans le halo d’une poursuite pour son grand air, envoyé comme tel, par Łukasz Goliński, voix très slave, de vaste volume, ne lésinant pas sur le panache et le brio.
On préfèrera (goût personnel) le raffinement et le piqué du quintette du deuxième acte. Dont Homoki fait un numéro de comédie musicale épatant (avec à nouveau un projecteur comme à Broadway). Si le trio des cartes sera tragique (« La mort, toujours la mort… »), ce quintette est un numéro dont s’amuse Bizet, ici d’une mise en place impeccable, où le Dancaïre de Jean-Luc Ballestra et le Remendado de Spencer Lang papillonnent dans un second degré millimétré, musicalement impeccables comme le sont la Frasquita d’Ulina Alexyuk (timbre léger et aérien, aigus perlés) et la Mercédès de Niamh O’Sullivan au timbre plus chaud et sensuel. Les « amoureuse, à perdre l’esprit » de Viotti sont délicieux (violon très fin en contrepoint).
Les contrebandiers entrent en résistance
Changement d’époque au troisième acte. Le repaire des carabiniers apparaît dans une lumière verdâtre et sous la neige, après un interlude bucolique à souhait (flûte, clarinette et harpe), où à nouveau Noseda éclaire les raffinements de l’orchestration. Au centre du plateau, un monceau de paquets, colis, fardeaux en tous genres. Les carabiniers sont devenus des partisans. Costumes années quarante, casquettes, vestes de velours, comme dans une dramatique sur la Résistance. Le chœur initial « Écoute, compagnon, écoute ! Notre métier est bon », sur son rythme lancinant de marche, aura quelque chose de soviétique (un soviétisme de théâtre, ça va de soi), Carmen en manteau de cuir le terminant le poing levé !
C’est dans cette ambiance nocturne suggérant l’angoisse qu’interviendra, après une nouvelle anicroche Carmen-Don José, le trio des cartes, un groupe de femmes derrière Mercedes, un autre derrière Frasquita, avant que ne monte sur le tempo lentissime posé par Noseda la lente mélopée de Carmen, « En vain pour éviter des réponses amères… », où Viotti laisse serpenter le plus grave de sa voix, sur les ponctuations fauves des cors, jusqu’aux inexorables « La mort, toujours la mort ! » Très beau.
Après ces couleurs blêmes, rupture de ton (Bizet l’a voulu ainsi et Homoki en fait son miel) avec le départ des résistants-contrebandiers, l’ensemble « Quant au douanier c’est notre affaire ! », c’est le retour du musical dans la tragédie, assumé franco par la mise en scène, pimpante, jusqu’à l’appel de cor introduisant Micaëla.
L’air « Je dis que rien ne m’épouvante » sera mené magnifiquement par Natalia Tanasii : legato sans faille, beauté du timbre, homogénéité, projection souveraine, avec beaucoup de passion et des aigus impeccables dans le passage central précédant la reprise, le personnage souvent fade de Micaëla y acquiert une vérité humaine touchante et de la force. Applaudissements nourris.
Nouveau changement d’époque au quatrième acte. Il se déroule aujourd’hui. C’est l’acte le plus tragique et Bizet va y changer tout-à-fait de langage. On sait -et Carmen sait- qu’il n’y a pas pour elle d’autre issue que la mort.
Télévision et canettes de bière
Mais il faut d’abord se débrouiller avec les dernières touches d’espagnolité. Homoki le fait avec drôlerie : il transforme la foule des arènes en un groupe de supporters suivant la feria à la télévison (un de ces vieux téléviseurs qui marchent quand on tape dessus). Costumes d’aujourd’hui, confettis, serpentins, canettes de bière, le « A dos cuartos » pourrait se passer dans un bistrot du côté de la Maestranza. Le chœur exulte à chaque faena.
Notre sentiment par rapport à Samir Pirgu aura évolué constamment au fil de l’opéra. Si, au début (« Ma mère, je la vois… »), la voix nous aura semblé « pas mal sans plus », les phrasés un peu hachés, l’émission manquant d’homogénéité, comme s’il essayait de rabouter plusieurs voix, certes puissant dans les forte, mais les aigus un peu métalliques et le français relativement chaotique, notre impression changera de plus en plus à partir de l’air de la fleur.
Qu’il aborde en voix mixte (sur le contrechant du cor anglais). Cette intimité inattendue fait grand effet et lui permet de conduire un crescendo plein d’émotion, tout en finesses, de monter jusqu’au si bémol de la fin dans une grande logique musicale, la maîtrise du chant soutenant la sincérité de l’expression. Bravos nourris.
Mais son grand moment ce sera le duo final. Il faut dire que Saimir Pirgu aura pu s’échauffer au cours de son altercation à coups de « navaja » avec un Escamillo revenu en costume de ville, un duo ténor-basse qui fait figure de passage obligé, ici dans un français un peu culbuté par l’un et par l’autre, mais viril à souhait. La voix de baryton-basse de Łukasz Goliński, un peu méphistophélique, âpre plus que veloutée, d’un volume monumental, fait merveille dans les insinuations du toréador, «…les amours de Carmen ne durent pas six mois… », qui amèneront leur duel au couteau, les deux timbres fusionnant leur métal dans un unisson, « Mettez-vous en garde et veillez sur vous », un peu hirsute mais ardent !
La scène se sera vidée. Ne restent, devant un rideau bleu nuit, que Carmen et Don José, « C’est toi, c’est moi… » Il n’y a plus que la fière liberté de Carmen et le dénuement de Don José, « Je ne menace pas, j’implore, je soupire ! ».
À nouveau, comme dans « La fleur… », Saimir Pirgu choisit pour commencer les demi-teintes, le mezza voce, pour ne pas dire la fragilité, en contraste avec la flamboyance, la solidité de Viotti, ses implacables « Non, je ne céderai pas ! » De là, il pourra monter crescendo jusqu’aux « Tu ne m’aimes donc plus ! »
Contraste intéressant entre le chant de Viotti, très assuré, la voix solide et sûre, les aigus impavides (« Je répèterai que je l’aime ! ») et celui de Saimir Pirgu, très expressif, violent, dramatique, faisant fi de la beauté du son, pour monter jusqu’au cri (ce hurlement saisissant sur « démon » qui monte des tripes !) et pour aller jusqu’au bout de ses forces, avant le coup de poignard et l’éclat surpuissant du dernier « Carmen ». L’impression d’un chanteur qui se surpasse et va au-delà de lui-même. Ovation méritée.
Au salut, étreinte touchante entre Viotti et Pirgu, comme un couple de lutteurs, qui se sont soutenus l’un l’autre pour triompher d’une épreuve.