Pour célébrer les 150 ans de la disparition de Georges Bizet (1838-1875), le Palazetto Bru Zane n’a pas choisi la facilité, en programmant auprès de l’Arlésienne, œuvre connue mais rarement jouée dans son intégralité, un opéra-comique de jeunesse oublié pendant un siècle qui n’a ensuite jamais réussi à s’inscrire durablement au répertoire. Il faut saluer l’audace des co-producteurs du spectacle, qui fera notamment une escale parisienne au théâtre du Châtelet fin mai 2025. C’est l’Opéra de Tours qui ouvre les festivités, et autant le dire de suite, le résultat est tout à fait réjouissant, et ne devrait qu’aller en s’améliorant au fil des reprises.
Dis-moi, berger, si l’on peut mourir d’amour
Créée en 1872 au Théâtre-Lyrique, l’Arlésienne n’a jamais vraiment réussi à s’imposer dans sa mouture originelle. Si les suites pour orchestre ont contribué à la popularité des interludes, le reste de la musique de scène composée par Bizet reste largement inconnu, et ne parlons pas de la pièce d’Alphonse Daudet, carrément oubliée. Ce n’est d’ailleurs pas aujourd’hui qu’elle ressuscitera : il s’agit ici d’une nouvelle adaptation sous forme de conte musical avec récitant. La musique est donnée intégralement, mais le texte est réécrit (avec habileté) par Hervé Lacombe, spécialiste du compositeur auquel il a consacré un ouvrage biographique.
Le rideau s’ouvre sur le personnage de Balthazar, qui apporte avec lui l’unique élément de scénographie de cette partie : un moulin en bois à moitié délabré, dont on ne cesse d’être surpris par l’inventivité que sa conception démontre. Balthazar, le vieux berger qui raconte des histoires à l’Innocent, devient assez logiquement le narrateur du drame de l’amour de Frédéri pour cette mystérieuse Arlésienne. Le récit est illustré par les excellents danseurs Aurélien Bednarek et Iris Florentiny (lui tout en tension et en tourmente, et elle formidable d’expressivité par un simple regard), les chanteurs qui se font figurants pour cette partie, ainsi que le metteur en scène lui-même, Pierre Lebon, dans le rôle de l’Innocent. Ce dernier, en plus d’être déjà metteur en scène et comédien, est également scénographe, danseur, chanteur, et même poète si l’on en croit ses belles notes d’intention. Il crée un spectacle sans aucun temps mort grâce à un vrai sens du rythme, touchant et toujours ingénieux dans l’utilisation des ressources théâtrales dont il dispose. Costumes qui s’arrachent ou se retournent pour changer de personnage, décor modulable : l’artifice est complètement assumé avec de jolies trouvailles visuelles, comme ce vélo cheval ou ces toiles de paysages qu’on fait défiler à la manivelle. Cet amour pour l’artisanat se double d’une direction d’acteurs précise, avec des entrées sorties toujours rythmées, et beaucoup de perméabilité entre le jeu et la danse.
Eddie Chignara porte quasiment à lui seul le texte de Daudet/Lacombe avec son emploi de récitant/Balthazar. Il le fait avec intensité, et capture immédiatement l’attention grâce à une diction claire malgré le rythme soutenu. Les reprises de la production devraient rendre le tout encore plus fluide, les différents personnages secondaires étant difficiles à saisir dans cette version réduite, et les quelques ruptures de ton un peu artificielles.
Dans la fosse, Marc Leroy-Catalayud fait honneur à la partition en réussissant aussi bien à porter les élans lyriques demandés qu’à ménager des moments de délicatesse qui mettent en valeur la finesse de l’orchestration de Bizet. Sa direction, extrêmement attentive à l’équilibre avec le plateau, vaut par sa souplesse. L’Orchestre Symphonique Région Centre-Val de Loire/Tours le suit valeureusement, même si on regrette que tous les soli ne soient pas aussi forts en proposition, et que les cordes semblent un brin écraser la petite harmonie. Notons de belles interventions de flûte et piccolo, ainsi qu’une sicilienne très réussie lors de l’apparition de la mère Renaud, l’un des moments les plus touchants de la partition.
Drôle de musique
Changement radical pour la deuxième partie, où l’on passe du drame provençal aux Bouffes-Parisiens d’Offenbach. Le Docteur Miracle est en effet le fruit d’un concours de composition d’opérette organisé par ce dernier sur un livret imposé, qui verra le jeune Bizet (19 ans) triompher ex æquo avec Charles Lecocq. L’idée du concours était notamment de faire revenir l’opéra-comique à la légèreté qui l’aurait vu naître. L’intrigue sur laquelle ont œuvré les deux compositeurs se déroule à Padoue « au temps jadis », dans la demeure du Podestat (premier magistrat de la ville). Ce dernier engage un nouveau domestique pour surveiller sa fille, Laurette, qui aimerait bien quitter le domicile familial pour partir avec le beau Capitaine Silvio. Il s’avère cependant que ce nouveau domestique n’est autre que Silvio lui-même…
Pierre Lebon a déjà monté la version de Lecocq en 2019 au studio Marigny : les quelques photos de cette production rappellent beaucoup ce que l’on a pu voir aujourd’hui. Encore une fois, on retrouve un goût de la scénographie jubilatoire, avec ces jeux de trappes, de rideaux, riches en surprises. L’action est mise au tempo de son propre style de jeu, très physique, proche du clown ou du mime : maquillés en blanc avec des joues rouges, les chanteurs adoptent un jeu volontiers outrancier, pour dessiner des caractères très affirmés. Ils se prêtent tous sans aucune difficulté apparente à l’activité permanente que leur demande la mise en scène, et à sa précision, même si certains ont commencé plus timidement que d’autres aujourd’hui.
Le rôle de Silvio est le plus exigeant à ce niveau, avec ce stéréotype de valet facétieux et bondissant : Kaëlig Boché y est excellent. Drôle, investi, vif, il semble parfaitement à son aise dans ce répertoire, aussi bien dans le chant que dans les dialogues, pourtant pas toujours faciles à assumer. Sa dulcinée, Laurette, est campée par Dima Bawab, voix légère et agile, qui hérite d’un rôle de fausse ingénue plus compliqué à assumer. Après une première apparition assez drôle, oiseau au doigt, où elle semble singer Cendrillon ou Blanche-Neige, elle y donne beaucoup de caractère, même si elle semble moins à l’aise avec l’exercice de la voix parlée. Le Podestat, prototype du barbon bourgeois, est chanté par Florent Karrer, qui, à défaut d’avoir l’âge du rôle, en a la voix exacte, à savoir un baryton bien ancré dans le médium mais pourvu d’un aigu aisé et puissant. Tout au plus aurait-on aimé un peu plus de surenchère de sa part tout du long, mais il est très convaincant dans sa fausse agonie. Enfin, Héloïse Mas en Véronique, épouse du Podestat, fait mouche à chacune de ses interventions. La voix, homogène et longue, est également très bien projetée (on plaint Dima Bawab qui reçoit ce son directement dans son oreille lors d’un ensemble). Son personnage a beau être d’un autre temps, elle excelle dans ce rôle de triple veuve nymphomane, et semble beaucoup s’y amuser, entraînant les rires du public avec elle. L’une des fantaisies musicologiques de la production est de lui rajouter un air non pas de Bizet, mais d’Hervé « Cela n’est pas visible à l’œil nu », la version d’origine ne lui en accordant aucun : cela ne crée aucune rupture musicale avec le reste de l’œuvre, mais quand bien même ce serait le cas, on ne saurait s’en plaindre quand c’est fait avec autant d’humour.
Cependant, toute cette bonne humeur ne saurait camoufler la relative faiblesse de l’œuvre à nos yeux, même si elle est évidemment tout à fait intéressante musicologiquement. Le livret n’est pas très inspiré, plutôt bien mené mais assez convenu et désuet. Surtout, la mise en musique de Bizet est pleine de charme et de savoir-faire mais manque cruellement de théâtre : s’il réussit à créer de la drôlerie par le décalage (le quatuor de l’omelette), il faudrait finalement un peu plus de vulgarité ou d’effets dramatiques pour faire vivre un texte si simplet. Ce type de musique semi-légère, qui doit beaucoup à Gounod, pourrait fonctionner si les dialogues avaient davantage d’esprit ou de finesse, mais ici il y a un hiatus entre les deux champs qui rend l’œuvre assez peu efficace. Les moments qui déclenchent le plus de rires lors de la représentation sont ainsi plus des trouvailles de mise en scène que des éléments de l’opérette en soi.
L’orchestre appelle moins de commentaires dans cette partie, ayant moins à défendre. L’écriture pourrait permettre davantage de finesse, l’ouverture paraissant par exemple un peu lourde, mais en même temps cette optique permet de réduire le hiatus inhérent à l’œuvre dont nous parlions auparavant. Les moments plus solennels qui amènent des touches ironiques sont quand à eux tout à fait réussis.
Une fois ces réserves émises, il faut bien dire que l’on quitte la salle avec le sourire, et que le spectacle remporte un vrai succès auprès du public, qui ne devrait pas se démentir lors des reprises. C’est amplement mérité, et l’on espère voir un jour l’Arlésienne dans sa version théâtrale d’origine traitée avec le même soin.