L’intrigue est connue et on ne la rappellera pas, tant il est devenu fréquent maintenant de donner Les Pêcheurs de perles. Le parti pris de transférer l’action à Paris lorsque Bizet assiste à la construction du Palais Garnier est audacieux, puisqu’il distancie l’Océan indien et son exotisme. L’idée, intellectuellement séduisante, concourt-elle à l’efficacité dramatique ? En accédant à son siège, le spectateur découvre, projetée sur le rideau de scène, une mer toujours recommencée, à laquelle on se laisse bercer, promesse bienvenue de voyage. Bien avant que les lumières déclinent, une sourde rumeur, des voix confuses, des martèlements, des sabots de cheval sur le pavé anticipent la vision d’un chantier du futur Opéra. Pourquoi pas ? sauf qu’après plus d’un quart d’heure à subir ce bruitage devenu pénible (1), on aspire au silence puis à la musique. Le livret ne mérite pas l’indignité dont il est encore parfois frappé. Les personnages sont attachants, sensibles, pour un drame profondément humain.
Avec son équipe de prédilection, Mirabelle Ordinaire (2) signe là une création originale. Le décor, unique pour les trois actes enchaînés, réserve le côté jardin à l’intérieur de l’appartement où le compositeur écrit sa nouvelle œuvre : un piano droit, une table de travail, un poêle suffisent. Le vaste espace restant est occupé par des échafaudages, supposés en bambou, avec une publicité contemporaine (pour le thé de Ceylan) qui masque momentanément le mirador (le rocher) où officiera Nourabad, et où Leïla sera rejointe par Nadir (3). Des éclairages recherchés et quelques accessoires suffiront au déroulement de l’action. Les toits de Paris, en contrebas, dessinent une frise en fond de scène (4). Ils disparaitront lors de l’embrasement spectaculaire du village qui permettra à Nadir et Leïla de fuir.
La beauté visuelle de la réalisation, de son décor et des éclairages – particulièrement tout le dernier acte – emporte l’adhésion. Les costumes – bien que relevant du Paris fin de siècle, bourgeois (Bizet-Zurga et Nadir, chef de chantier) comme populaire (le chœur des corps de métier en charge de la construction), mais aussi d’un Ceylan fantasmé (Nourabad et Leïla) – sont d’une belle harmonie. Mais c’est encore la direction d’acteur, fouillée, du soliste au plus humble chanteur ou acrobate, qui suscite le plus d’admiration. Ainsi, attendait-on le chœur dansé (« Ardente liqueur ») qui ouvre le dernier tableau. Une gestique simple, naturelle et efficace des choristes, accompagne les trois acrobates dont les évolutions traduisent bien le caractère farouche. Ainsi est introduit le sacrifice. Leur intégration au spectacle, auquel ils prennent idéalement part (les scènes d’affrontement ou de combat, notamment), participe à sa réussite.
Leïla (Hélène Carpentier) entre ses geôliers (artistes circassiens) © Mirco Magliocca/Opéra de Dijon
La distribution, homogène, est une nouvelle démonstration de la bonne santé du chant français. Leïla, la vestale voilée, ne se départit guère de sa raideur physique pour traduire toute la sensualité de son amour pour Nadir. Plus résolue que mélancolique et douce, ce n’est pas la jeune vierge immature que l’on entend souvent. Pour sa prise de rôle, la voix d’ Hélène Carpentier, colorée, au riche medium, souple dans ses vocalises, aux trilles aériens, d’une parfaite diction, fera l’unanimité : un grand soprano lyrique. Sa cavatine « Me voilà seule dans la nuit », avec les contrepoints de la clarinette et du cor, est expressive, comme on l’aime. Les accents héroïques qu’elle trouve dans sa volonté de se sacrifier pour sauver Nadir sont justes. Après le spectacle, on apprend que la voix des deux amis était affectée de problèmes laryngés. Ce qui nous rassure, car, effectivement, particulièrement pour Julien Dran, déjà apprécié dans le rôle de Nadir, la prestation accusait quelques limites. Attendue, la ravissante romance de Nadir, au charme caressant, sentait parfois l’effort, ce qui s’explique. En dehors de cette réserve, le style est bien là, l’énergie comme la délicatesse. L’élan, l’exaltation sont traduits avec intelligence. Même si, dramatiquement, les incertitudes du compositeur tout à l’écriture de l’ouvrage ne font pas toujours bon ménage avec l’autorité impérieuse du chef qu’incarne Zurga, l’homme du devoir est sans doute le plus attachant des personnages. Incarnant Bizet comme Zurga, Philippe-Nicolas Martin a fréquemment chanté ce dernier et en a approfondi les évolutions. La voix est ample, généreuse, aux solides graves et au medium ductile. Le timbre est riche, le legato contrôlé et la déclamation souveraine. Son art des demi-teintes est assuré pour un chant exemplaire. L’émotion culmine avec son air « O Nadir, tendre ami », accablé, tourmenté et suave. Un Nadir au zénith. Nathanaël Tavernier a la voix et la stature idéales pour camper un Nourabad remarquable. L’émission est sonore, impérieuse, toujours intelligible. En pleine possession de ses moyens, c’est maintenant une basse avec laquelle il faut compter.
Les duos, comme les ensembles sont parfaitement réglés, équilibrés, un régal musical. « O Nadir, tendre ami » (5) nous touche, mais c’est peut-être celui entre Zurga et Leïla, au troisième acte, où elle l’implore puis le défie, que l’on préfère, par la vérité du chant et du jeu de chacun.
Le chœur, remarquablement préparé, confirme ses qualités musicales, comme son engagement dramatique, particulièrement dans le dernier tableau. Sans doute attendait-on des pêcheurs moins policés, plus farouches et rudes à leur première apparition, mais cela n’altère ni l’action, ni le chant. Le chœur dansé (« Dès que le soleil… ardente liqueur… ») et tout le finale sont pleinement réussis.
L’orchestre Dijon-Bourgogne, dirigé par Pierre Dumoussaud, trouve sans peine les couleurs, les accents de cette musique. Chambriste comme tumultueux, retenu, mystérieux comme déchaîné, l’orchestre, dont les soli sont fort bien conduits, ne pêche, ponctuellement, que par des cuivres exagérément dominateurs. La tempête sur laquelle s’achève le deuxième acte est un beau moment, comme les préludes des actes extrêmes.
Même si nous avons été privés de la moiteur tropicale, des senteurs épicées, c’est à un beau spectacle, raffiné, efficace et intelligent que nous avons assisté. Le public, chaleureux, ne s’y est pas trompé.
(1) Le lever de rideau s’effectuera avec un quart d’heure de retard... Ces bruitages réapparaîtront entre les actes. (2) On lira par ailleurs, et avec intérêt, les réponses que la talentueuse metteuse en scène a bien voulu nous faire, avant le spectacle. (3) L’échelle que portera Nadir pour accéder à la plateforme invite au sourire. On n’est pas loin du grotesque... (4) Un moment on aurait pu se croire dans le premier tableau de La Bohême... Mais Bizet-Zurga n’est pas Marcello ! (5) Que Chabrier, pourtant sévère, considérait à lui seul comme un chef-d’œuvre.