Alors que retentissent les cloches du Kremlin et que commence l’agonie de Boris, des femmes viennent lancer sur le tsar pourtant encore vivant de grands bouquets de fleurs odorantes et des poignées de terre : hommage ambigu, parce qu’il arrive trop tôt, et surtout parce que s’y exprime une certaine agressivité envers le petit père qu’il faut bien honorer malgré la haine qu’il inspire. Cette scène, sur laquelle se conclut la nouvelle production genevoise de Boris Godounov, marque forcément les esprits, et elle permet de remettre in extremis le peuple sur le devant de la scène, alors même que la version de 1869 prévoit pour l’opéra une fin plus intimiste, le héros expirant simplement dans les bras de son fils. Matthias Hartmann, dont l’Elektra parisienne n’aura pas forcément laissé un souvenir impérissable, choisit intelligemment de dépasser la plate et servile actualisation, du genre Boris = Poutine ; le spectacle se situe grosso modo à notre époque, avec militaires en treillis et apparatchiks luxueusement logés, mais il inclut, grâce aux costumes de Malte Lübben, des renvois au passé – les moines médiévaux, dont Pimène, les pantalons ornés de crevés, comme des culottes Renaissance – et les projections vers un avenir improbable – jupes et robes pour certains hommes, étranges poches cubiques sur les costumes-cravates. Constitué de six tours-échafaudages et d’un grand escalier également mobile, le décor de Volker Hintermeier se transforme sans cesse pour évoquer les divers lieux de l’action, tandis que la mise en scène réquisitionne tous les moyens possibles afin de maintenir en éveil l’intérêt du public.
SIxième tableau, devant Saint-Basile © Carole Parodi
Lors de la scène du couronnement, le tsar apparaît de dos, frêle silhouette placée au sommet d’un escalier, à qui Chouïski remet les insignes traditionnels du pouvoir, mais quand le tableau se fige, le vrai Boris surgit à l’avant-scène, isolé de la foule qui l’acclame, déjà visiblement en proie aux tourments qui le hanteront jusqu’à sa dernière heure. Le timbre de Mikhail Petrenko paraît étonnamment clair, plus baryton que basse, mais le personnage y gagne peut-être en humanité ; l’acteur traduit dans son corps les obsessions du tsar mais le chanteur conserve la pureté de son émission, ne s’autorisant le parlando que dans ses ultimes instants. Le Pimène de Vitalij Kowaljow envoûte d’emblée par la profondeur de ses graves, et l’on croit sans mal que ce moine a jadis mené grand train à la cour et accumulé les faits d’armes. Après avoir été Don José en alternance avec Sébastien Guèze, Sergeï Khomov revient à Genève pour un Grigori particulièrement exalté, jeune fanatique comme le veut la version de 1869 bien plus qu’ambitieux comme il le devient en 1872. Cuvant leur vin dans un bordel frontalier, Varlaam et Missaïl sont ici ouvertement ridicules, avec leur trogne caricaturale et leur fausse bedaine : en attendant la représentation du 14 novembre où il reprendra le rôle-titre, Alexey Tikhomirov se déchaîne en moine braillard, tandis qu’Andrei Zorin se livre aux bouffonneries attendues. Aux côtés du Chtchelkalov fort éloquent de Roman Burdenko et de l’Innocent touchant de Boris Stepanov, le Chouïski d’Andreas Conrad déçoit, la voix étant un peu trop celle d’un ténor de caractère, couvert par l’orchestre lors du couronnement, et aux accents manquant un peu trop de noblesse pour incarner le prince fielleux. Chez les dames, Marina Viotti brille en Fiodor, tsarévitch portant le pantalon et les bottes traditionnelles, mais aussi adolescent d’aujourd’hui arborant un maillot de football en forme de chemise russe ; Melody Louledjian n’a presque rien à chanter en Xenia, et en entendant Marina Vassileva-Chaveeva on regrette que le rôle de l’Aubergiste soit lui aussi si court.
Dans la fosse, Paolo Arrivabeni opte pour une lecture limpide, privilégiant la clarté des différents plans sonores pour mettre en valeur l’écriture savante de Moussorgski, plutôt que de viser les décibels à tout prix, et l’Orchestre de la Suisse Romande le suit avec une belle précision. Cette approche est partagée par la Maîtrise du Conservatoire de Genève, ainsi que par le Chœur du Grand Théâtre : point ici de bloc choral massif, mais des effectifs vocaux soucieux de netteté sans lourdeur, ce qui n’empêche évidemment pas une solide présence du peuple russe dans les scènes où il se manifeste.