Pour le spectateur des années 2020, la mise en scène de Boris Godounov de Leonid Baratov de 1948, déjà ressuscitée en 2011 par Igor Ushakov, est un voyage dans le temps, et une illustration de ce qu’a été l’opéra pendant longtemps : des décors et des costumes fastueux, une pléthore de chanteurs et de figurants, une débauche gargantuesque de détails, dans un esprit de fidélité presque littérale à l’œuvre, en somme un conte de fée calibré pour un stade.
Le rideau ne cesse de se lever et de tomber sur des tableaux toujours plus majestueux : palais impérial aux voûtes en ogive et au mobilier en bois ouvragé, esplanade du Kremlin écrasée par les bulbes d’or des églises, monastère aux murs couverts de gigantesques fresques éclairées par des chandelles orange, forêts glaciales aux arbres bleu penchés, etc. On a le sentiment de visiter la galerie Tretiakov dans les murs du Bolchoï !
Cette profusion visuelle est encore augmentée par les nombreux figurants, aux costumes extrêmement travaillés, des guenilles multicolores du petit peuple aux dentelles ajourées d’or des religieux, ainsi que par une chorégraphie emportée lors de la scène du bal en Pologne. On s’étonne moins de voir une telle mise en scène dans une Russie aujourd’hui nostalgique de son l’Empire, que du fait qu’elle ait vu le jour en URSS, sous Staline…
Mais la force de ce spectacle ne réside pas seulement dans cette orgie historico-folklorique. La musique nous fait également voyager dans le temps, puisque ce n’est pas la version de 1869 de Boris Godounov qui est ici jouée, ni non plus la moins courante de 1872, mais celle de Rimsky-Korsakov, qui a assuré la première gloire de l’œuvre, mais qui a depuis plusieurs décennies déjà cédé le pas aux versions jugées plus fidèles, d’aucuns allant même jusqu’à accuser Rimsky-Korsakov d’avoir « javellisé » le chef-d’œuvre de son confrère…
Scène de bal © Damir Yusupov
L’orchestre du théâtre Bolchoï, conduit ce soir avec facilité par Alexander Soloviev, est d’une aisance étourdissante dans cette partition. En harmonie avec les décors, l’interprétation musicale s’inscrit sous le signe de l’abondance ; l’ensemble orchestral, foisonnant, appuie le rythme des scènes, gonfle jusqu’à la tonitruance lors de l’entrée en scène du tsar Boris (on notera aussi les sifflements des cymbales lors des scènes de folie), ou se fait élégamment mélodieux, par exemple avant l’imploration de l’innocent.
Cet orchestre virevoltant est la force du spectacle du Bolchoï, mais un défi pour les chanteurs : il affaiblit les premiers airs du Boris de Mikhail Kazakov, qui saura mieux exploiter un chant par ailleurs incisif pour exprimer la rage du tsar ou ses derniers soupirs. Les cuivres, si jouissifs soient-ils, engloutissent presque la voix d’Agunda Kulaeva, dans le rôle de Marina, qui ne perce pas malgré un joli vibrato ; elle se rattrape en partie avec sa présence scénique. On retiendra davantage l’élan quasiment possédé du faux Dimitri, interprété par Oleg Dolgov, ou la basse ronde et caverneuse du Pimène d’Alexey Tikhomirov. Le héros du plateau demeure néanmoins le chœur du théâtre Bolchoï qui, porté par cet orchestre débordant, souligne avec délice l’inscription de Boris Godounov dans la continuité des grands opéras à la française… résolument « à la russe » !