Non seulement Sofia nous offrait en 2014 une production singulière du chef-d’œuvre, mais, de surcroît, c’est sur le parvis de la cathédrale orthodoxe Saint-Alexandre-Nevski, où Boris Christoff est inhumé, que l’ouvrage était donné. Ainsi célébrait-on le centenaire de la naissance du successeur de Chaliapine. Avec les deux Nicolas bulgares, Ghiaurov et Ghiuselev ce trio figurait parmi les plus grands interprètes du rôle.
Le plein-air est-il adapté à Boris ? Ne risque-t-on pas la routine d’une œuvre répétée en continu, des milliers de fois ? Voilà quelques-unes des questions que l’on se posait avant d’écouter. Malgré la maigre végétation apportée, le praticable ajouté et ses rails géométriques, seules concessions à une certaine modernité, malgré les éclairages dont l’intensité croît à la faveur de la tombée de la nuit, le décor, évidemment unique, se prête imparfaitement à la narration. C’est en effet la version première, de 1869, qui nous est proposée, donc privée de l’acte polonais et de la scène de la forêt de Kromy. Or cette première mouture centre le drame sur la personne de Boris, sur sa tragédie intérieure, intime. La version définitive (1872), ample, dont le peuple devient le premier acteur, aurait davantage convenu au cadre. Survivance d’une tradition ininterrompue, le jeu des chanteurs est conventionnel, tout comme les costumes, réalistes, beaux, mais dépourvus de la magnificence des productions du Bolchoï. Le chœur, parmi les meilleurs entendus, puissant, coloré, équilibré et juste d’expression musicale est conduit scéniquement, comme on le faisait sans discontinuer depuis des décennies. Les processions sont belles mais la foule et ses mouvements sont stéréotypés.
© operasofia
La culpabilité de Boris, dont témoigne Pimène, développée par Chouïski, réitérée par l’Innocent, corroborée par le miracle de la vision rendue à l’aveugle après une apparition de Dimitri conduisent inexorablement le tsar à la folie. On comprend mal l’insertion dans la scène du couronnement, premier monologue de Boris, d’un passage parlé, avec un acteur incarnant le patriarche de Moscou qui pratique le rite du sacre. La tension dramatique est suspendue au bénéfice du spectacle, qui parle sans doute davantage aux spectateurs – orthodoxes – qu’aux amateurs d’art lyrique. Le carillon, authentique, peut paraître maigre en regard de ce à quoi nous ont habitué les productions et enregistrements « modernes », mais leur richesse de timbres n’est pas dépourvue de séduction. Martin Tsonev campe un Boris jeune, aux moyens réels. La voix de Pimène, Angel Hristou, dont le vibrato et le souffle accusent l’âge, correspond bien à la vérité du personnage, un peu prosaïque, sans l’aura visionnaire ; ici comme à la fin de l’ouvrage. Grigori, Kostadin Andreev, jeune, exalté, use d’une voix solide. La scène de l’auberge vaut par la séduction vocale et physique de l’aubergiste (Tsevta Sarambelieva), et surtout par Varlaam (Petar Buchkov), solide basse truculente, dont le récit de la bataille de Kazan est exemplaire. La scène avec les enfants séduit, devant une ample tenture reproduisant la carte de la Russie. Les voix y sont de grande qualité. La fraîcheur de Féodor (le jeune Mario Krastnev) est remarquable, le monologue de Boris convaincant. Son affrontement avec Chouisky (Sergei Drobishevski, solide ténor, vaillant) souffre d’un jeu dont les artifices sont manifestes : excellent chanteur, il joue son rôle sans incarner vraiment son personnage. Les apparitions projetées ne sont-elles pas redondantes ? L’Innocent – Hirisimir Damyanov – le chœur et le chœur d’enfants sont musicalement exemplaires. L’aveugle miraculé, comme Pimène, est affligé d’un vibrato excessif, qui va au-delà de la traduction de l’âge avancé du personnage. La folie de Boris, surjouée ne convainc qu’à moitié. Quant à sa mort, sa disparition, corps glorieux, nimbé de lumière, par la porte de la cathédrale, est aussi bienvenue que surprenante.
Ainsi, avec une distribution sans faiblesse, servi par un chœur exemplaire, par un orchestre solide et la direction attentive de Konstantin Chudovski, l’ouvrage pâtit parfois d’une certaine insuffisance dramatique. Les chanteurs, au jeu souvent convenu, la mise en scène, traditionnelle, font de cette captation un témoignage de la qualité des voix, mais aussi des scories de la routine qui a longtemps empesé les réalisations de capitales de l’Est européen. Sans se hisser au niveau des grandes réalisations, la production bulgare mérite d’être connue.
Le DVD diffusé sous le label Dynamic en 2016 est toujours disponible.