1967, Paris, Théâtre de l’Odéon: un jeune inconnu fait sensation dans le rôle d’Obéron du Songe d’une nuit d’été de Britten. C’est le début d’une longue histoire d’amour entre James Bowman et le public parisien qui se donnaient rendez-vous, pour la dernière fois, le 14 novembre dernier, salle Gaveau. Pendant quarante-cinq ans, le contre-ténor a sillonné la France, des théâtres et des églises de la capitale aux festivals de province comme celui de Froville auquel il était fort attaché, abordant aussi bien l’opéra – Ruggiero aux côtés de Marilyn Horne dans l’Orlando furioso de Vivaldi mis en scène par Pier Luigi Pizzi au Châtelet reste son plus grand souvenir lyrique dans l’Hexagone – que les chefs-d’oeuvre de la musique sacrée (Stabat Mater de Vivaldi et de Pergolesi) ou les songs de Dowland et Purcell.
Les adieux de James Bowman à Paris étaient résolument placés sous le signe de la nostalgie: il les a voulus ainsi en invitant d’anciens élèves, des partenaires et amis qui ont partagé un bout de chemin avec lui (Pascal Bertin, Bertrand Dazin, Michael Chance, Lynne Dawson, Catherine Bott, Daniel Taylor, Robin Blaze). La soirée aurait pu être plombée, mais c’est méconnaître la jovialité, l’humour et le charisme de James Bowman qui pouvait, du reste, s’appuyer sur la verve de Pascal Bertin ou sur la complicité inattendue de Jean-Paul Fouchécourt, délicieusement drôle. Le Jupiter des contre-ténors, comme le surnomme Philippe Jaroussky, guest-star illuminant la seconde partie (« Alto giove » de Porpora – « mortel ! » s’extasie le dieu des dieux), et l’Apollon des hautes-contre: tout un symbole ! Ce dernier renonce à expliquer la différence entre les deux types vocaux et fanfaronne: « Ce soir, j’ai la voix la plus grave ! » Dans un tout autre registre, Daniel Taylor, visiblement ému, dédie la plainte de Bertarido (« Dove sei ») à Bowman et nous étreint en douceur avant de lui donner une réplique particulièrement enjouée dans l’exquis duo de Robert Jones « Though your strangeness ».
La voix de contre-ténor est une plante fragile, aime à dire James Bowman, et sa propre longévité représente l’exception qui confirme la règle, illustrée en l’occurrence par la plupart de ses invités. « Verdi prati » révèle d’emblée le prodige d’un timbre intact ainsi que l’intelligence du chanteur qui sait composer avec les moyens dont il dispose encore au lendemain de son soixante-et-onzième anniversaire. Du temps, par contre, l’irréparable outrage n’a guère épargné celle qui fut sa Cléopâtre (Lynne Dawson) ni sa partenaire dans un « Pur ti miro » a priori improbable (Catherine Bott), mais qui fonctionne grâce à l’accord subtil des musiciens. Car sur la musicalité, le style et la sensibilité, les ans n’ont, en revanche, pas de prise. En outre, de telles retrouvailles ne s’apprécient pas à l’aune des critères habituels, commenter les performances individuelles n’aurait guère de sens ni d’ailleurs attribuer une note globale. C’est avec le nôtre que nous attribuons trois coeurs à cet événement pas comme les autres, où l’admiration, la gratitude et l’affection se mêlent à la nostalgie que nous inspirent plusieurs de ces artistes qui ont écrit une des pages les plus fertiles et passionnantes de l’histoire de la musique au XXe siècle.
Prévisible, le célébrissime « Sound the Trumpet » de Purcell n’en surprend pas moins lorsqu’il est donné à dix et nous vaut un point d’orgue savoureux où Jean-Paul Fouchécourt s’essaie au pur falsetto avant de poitriner, nous rappelant qu’il possède « une vraie voix », pour reprendre les mots choisis un peu plus tôt par James Bowman, affichant ce sens jubilatoire de l’autodérision qui le caractérise. C’est à contre-coeur et la gorge nouée que nous prenons congé, mais ne renonçons pas trop vite. S’il tire sa révérence, le contre-ténor chantera encore de temps en temps, pour son plaisir, en Grande-Bretagne – mais plus à Londres, assure-t-il –, fans et amateurs d’escapades bucoliques pourront glaner sur le Web l’annonce de ces futurs récitals dans la campagne anglaise. Mais qui sait si demain ou après-demain, il ne lui prendra pas l’envie de retraverser la Manche pour essayer l’acoustique d’une chapelle ou répondre à l’invitation de l’un de ces talentueux jeunes contre-ténors pour lesquels il s’enthousiasme volontiers.