Il a fallu un demi-siècle à Billy Budd, créé en 1951 à Covent Garden, pour s’amarrer en Autriche, au Staatsoper de Vienne, dans une mise en scène de Willy Decker encore à l’affiche cette saison. Cela explique un parti pris scénique que l’on peut trouver sage. S’agissant à l’époque d’une création, même tardive, il aurait été malvenu de prendre à rebrousse-poil un public considéré – à tort ou à raison – comme conservateur. Aujourd’hui, un degré de lecture supplémentaire ne nuirait pas à la représentation d’une œuvre qui en ce premier quart du XXIe siècle ne fait plus figure de découverte.
Dans un décor claustrophobe, composé de panneaux qui se déplacent au gré de l’action pour matérialiser cale, ponts et quartiers du capitaine, la mer s’avère moins présente que ne le suggère la musique. Tout juste aperçoit-on un bout d’océan dans un angle en fond de scène. Importent d’abord le navire et ses hommes que les costumes de Wolfgang Gussmann aident à hiérarchiser – marins ou officiers – avec pour inconvénient majeur leur individualisation. C’est à leur silhouette, et non à leur tenue, que l’on distingue non sans mal les protagonistes. Seuls se détachent sans ambiguïté Billy Budd, en blanc, et John Claggart en noir – incarnation respective du bien et du mal. On ne saurait faire plus explicite.
Le premier bénéficie de la jeunesse de Huw Montague Rendall, atout non négligeable pour rendre crédible un rôle dont l’innocence est clé. Si le baryton parvient à incarner à l’évidence ce personnage d’idiot – au sens dostoïevskien du terme –, la matité du timbre ne l’aide pas dans les scènes de foule à se démarquer des autres hommes d’équipage. C’est dans sa dernière aria que le chanteur se hisse au niveau de sa réputation naissante, lorsque suspendue entre cordes et flûte, la musique lui offre, à la manière d’un lied, l’occasion de faire valoir l’intelligence d’un chant remarquable de ligne, d’égalité et d’intériorité.
A l’inverse, dès ses premières répliques, Brindley Sherratt investit intégralement l’âme damnée du Capitaine d’armes jusqu’en ses recoins les plus inavouables. La scène du 2e acte, souvent comparée au Credo de Iago dans Otello, glace littéralement le sang. Aucun adjectif mieux que noir ne peut décrire une voix qui compte à son palmarès les rôles les plus sépulcraux du répertoire : Sarastro, Gurnemanz, Hunding… Cette noirceur s’exerce sans effort, naturellement a-t-on envie d’écrire. C’est là, indépendamment de sa force de projection, la raison de l’effet qu’elle produit, effrayante car comme expurgée de tout artifice théâtral. Le mal fait chant, en quelque sorte.
© Wiener Staatsoper / Sofia Vargaiová
Sommet de ce triangle dramatique, Edward Fairfax Vere trouve en Gregory Kunde un interprète d’exception. A plus de 70 ans, à l’automne d’une carrière qui a exploré toutes les facettes de la voix de ténor – du contraltino rossinien au lirico spinto puccinien pour faire simple – le chanteur américain est de toute façon exception. Cette nouvelle prise de rôle le confirme. Il existe des affinités évidentes entre Kunde et le « starry Captain » penché sur le miroir de son passé. Mais celles-ci ne suffisent pas à expliquer sa présence – le pouvoir surnaturel car inexplicable par lequel l’artiste s’impose à une salle entière avant même d’avoir ouvert la bouche –, lorsque surgissant sur le côté de la scène, il traverse le prologue à pas de tortue, appuyé sur une canne, pour dès l’acte suivant, dans la force de l’âge et du pouvoir, se dresser sur ses certitudes face à un équipage magnétisé. Vere selon Kunde n’est pas la victime passive du combat entre le bien et le mal, mais un homme dans sa nuit, avec ses faiblesses et ses lâchetés, qui conformément aux vers de Hugo s’en va vers la lumière. Cette caractérisation magistrale s’accompagne d’une interprétation musicale sans peur et sans reproche, avec ce timbre argenté qui convient si bien aux tempes grises du Capitaine, le sens de la narration, l’autorité rugissante, la vaillance inaltérée dans l’aigu et, héritage du belcanto, l’utilisation du souffle comme vecteur d’expression.
Point n’est ensuite besoin d’entrer dans le détail de l’équipage. Tous, grades et tessitures confondus, remplissent les conditions de leur rôle ; aucun ne dépare la qualité d’ensemble, du novice doucereux de Hiroshi Amako au Dansker bourru de Dan Paul Dumitrescu.
Orchestre et chœur du Staatsoper trouvent dans la partition matière à faire valoir leur excellence, ce dernier surtout auquel échoient les passages les plus spectaculaires, d’une puissance inégalée. Deux éléments sont clés dans l’orchestration de Billy Budd, selon Mark Wigglesworth, le directeur musical de cette reprise : les percussions, notamment les tambours, chargées d’exprimer les conflits, intérieurs et extérieurs ; les couleurs sombres de la partition avec l’usage de bois graves, « comme si tout venait des profondeurs du navire ». Cette compréhension du langage musical de Britten induit une absence de lyrisme au profit de la tension nerveuse et d’une angoisse sourde qui font accueillir les dernières mesures de l’œuvre avec soulagement.