On ne le répétera jamais assez : l’opéra est un art d’interprétation. On ne donne donc pas assez Peter Grimes, chef-d’œuvre de Benjamin Britten, objet lyrique « complet », ouvert aux visions des metteurs en scène comme à celles des chanteurs ou chefs d’orchestre, des qualités finalement pas si courantes dans la production lyrique de l’après-guerre. Créée en 1998, la mise en scène de Sabine Hartmannshenn ne fait pas son âge et se révèle simple, efficace… et indémodable. Les costumes de Wolfgang Gussmann sont de style contemporain, quasi uniformément bleu-nuit, figurant une foule anonyme où se confondent les chœurs et la plupart des solistes, du moins ceux dont l’expression n’est finalement qu’une déclinaison supplémentaire des sentiments du groupe. Plus caractérisés, les costumes d’Ellen et du Capitain Blatrode diffèrent légèrement du style général, dans une sorte d’entre-deux. Grimes tranche lui franchement sur la foule, habillé uniformément en blanc crème, comme son double miniature John, l’enfant. Difficile toutefois de s’en tenir à un « code-couleurs » trop manichéen : lorsqu’Ellen, Autie et les nièces échangent sur la nature des hommes, hors de la pression sociale de ceux-ci, elles sont également habillées de ces mêmes couleurs claires, mais pas nécessairement plus proches de Grimes, simplement en dehors du conformisme du village. Les décors stylisés de Wolfgang Gussmann évoquent, au moyen de simples formes géométriques, une côte rocheuse sombre ou la voile claire du bateau de Grimes. La maison du pêcheur n’est qu’un simple carré dangereusement suspendu dans les airs. Les chœurs sont massés dans des décors un peu trop petits pour eux (des escaliers, la taverne d’Auntie…). Globalement, on ressent une sensation d’étouffement, d’enfermement. Quand Grimes sort de la scène, l’enfant dans les bras, marchant vers un horizon qui se rétrécit, il est difficile de ne pas être ému, quelques réserves puisse-t-on avoir sur la relative facilité de l’effet. La mer est en revanche peu présente (ce qui est paradoxal pour une ville portuaire telle que Hambourg). Au global, une direction d’acteurs au cordeau, des ensembles parfaitement réglés (pour lesquels on soulignera d’ailleurs les qualités dramatiques des artistes du chœur) achèvent d’insuffler un rythme quasi cinématographique à cette représentation.
La mer, c’est dans la direction superlative de Kent Nagano que nous la retrouverons. Le chef d’orchestre américain, directeur musical général et chef principal de l’Opéra d’État et de l’Orchestre philharmonique de Hambourg, imprime une direction proche de la perfection, très analytique et contrôlée, ce qui n’empêche pas une dramatisation puissante. La tension dramatique va crescendo, sans jamais toutefois céder à la tentation du pathos. Nagano peut compter sur une formation (orchestre et chœurs) en état de grâce, d’une précision remarquable. Ainsi, des scènes (notamment les grands ensembles de foule) qui paraissent parfois confuses sous d’autres baguettes, s’illuminent ici sous celle de Nagano, qui en révèle leur parfaite architecture en dépit de leur complexité. Enfin, les interludes ne sont pas ici de simples pauses symphoniques, des respirations entre les scènes, mais participent effectivement et efficacement à l’entièreté du drame lyrique.
L’infatigable Gregory Kunde a finalement peu chanté le chef-d’œuvre de Benjamin Britten (sauf erreur de notre part, ses apparitions se limitent à une prise de rôle en concert à Rome en 2013 (sous la baguette d’Antonio Pappano) suivie d’une prise de rôle, scénique cette fois, à Valence en 2018 : une anomalie tant ses affinités avec ce personnage semblent évidentes. Il y a plusieurs options pour interpréter Peter Grimes : brute épaisse, autiste indifférent au monde qui l’entoure, esprit exalté aveuglé par son but, « brave type qui n’a pas de veine »… et un peu de tout ça; C’est d’ailleurs ce qui fait la richesse inépuisable de cet opéra. Le ténor américain choisit ici une piste médiane où se conjuguent déveine, débordements aussitôt regrettés mais où la colère l’emporte toujours initialement sur l’empathie, rêverie introspective… Ce Grimes est un peu gauche, et cela sied finalement au personnage. La voix est d’une fraicheur impressionnante, avec un aigu « que l’on ne présente plus » et qui sied aux exaltations et aux accès de rage de Grimes, mais aussi une capacité à alléger la voix qui rend parfaitement compte des faiblesses et des incertitudes du pêcheur (dans « Now the Great Bear and Pleiades » par exemple ou surtout dans le monologue final, quasiment a cappella, proprement bouleversant).
Jennifer Holloway est une Ellen Orford d’une justesse bouleversante, dont les qualités dramatiques, dépourvues de tout histrionisme, feraient presque oublier la beauté d’une voix sombre et souple. La voix de Iain Paterson manque un peu des mordant et son Captain Balstrode est plus humain que vocalement impressionnant. Rosie Aldridge compense une voix au grave un peu confidentiel par une composition réussie qui évite la caricature. L’Auntie de Clare Presland est bien chantante et pleine d’humanité et on suivra les carrières de ses jeunes nièces, Sarah Gilford et Claire Gascoin, toutes deux membres du studio de l’Opéra de Hambourg. Le reste de la distribution est impeccable et le moindre petit rôle serait à louer. On n’était pas loin de la soirée parfaite.