Il y a vingt ans, Guy Joosten le fondateur de l’International Opera Academy avait demandé à Carlos Wagner de créer une mise en scène de The Rape of Lucretia pour les étudiants de seconde – et dernière – année de ce cursus « post grade » qui forme une quinzaine de jeunes chanteurs chaque année.
Il a eu la bonne idée de le solliciter à nouveau pour une nouvelle version à la lumière des évolutions sociétales récentes. Le résultat, pour quatre représentations à Gand et Anvers, est assez bluffant au vu de la qualité de la proposition et des artistes impliqués. Les étudiants sont encadrés par une équipe de professionnels confirmés au premier rang desquels l’orchestre Spectra, sous la baguette érudite et délicate de Filip Rathé. L’ensemble est spécialisé dans le répertoire contemporain; il se saisit de la partition de Britten avec une approche très rythmique, une écoute attentive des chanteurs qu’il ne risque pas de couvrir puisque les treize musiciens sont intelligemment placés en fond de scène. Chacun, seul à son pupitre crée un précieux tapis sonore aux velours chamarrés, au service du drame.
Le public français a pu découvrir le travail de Carlos Wagner à Nancy, Nantes, Bordeaux ou encore Montpellier. Le metteur en scène vénézuélien propose une version intense et dépouillée de l’œuvre de Britten avec la brillante complicité d’Alejandro Andujar en charge de la scénographie et des costumes. Il place l’action au moment de la création de l’œuvre, dans le cadre de la seconde guerre mondiale, pour atténuer, peut-être, la brutalité crue du propos. Les lumières sobres et efficaces sont particulièrement pertinentes, passant du bleu glacier très froid du champ de bataille – évoqué par une toile peinte figurant le paysage désolé d’une forêt calcinée – à l’atmosphère ambrée de l’hôpital de campagne où Lucretia et ses compagnes soignent les blessés avec tendresse jusqu’à l’irruption de la violence avec Tarquinius dans une douche contrée qui ne laisse deviner que son côté obscur, sa silhouette en contre-jour.
La direction d’acteur est tout à fait remarquable, à plus forte raison lorsque l’on sait que les artistes sont de jeunes professionnels encore en formation. Chaque regard, chaque geste est juste, investi, les relations entre les personnages sont à la fois crédibles, touchantes, jamais outrées même dans les affres passionnels les plus extrêmes.
La scène clef, celle du viol, est une gageure puisqu’elle se déroule à vue et doit emporter l’adhésion du spectateur tout en restant crédible. Le pari est réussi lorsque Tarquinius saccage violemment le lit de Lucretia, métaphore d’elle-même, tandis qu’elle git recroquevillée sous une autre couche, comme absente à elle-même, hors de son corps. Cette dissociation est précisément la sensation fréquemment éprouvée par les victimes d’abus sexuel.
Incarner ce personnage odieux d’abuseur est un challenge que SoJin Yang relève avec brio et une sincérité confondante, se refusant à toute outrance. Porté par une voix pleine et bien projetée, une grande musicalité, son Tarquinius ne mérite que des éloges. Il se livre à ses instincts sans laideur, sans bassesse, comme pour dire la banalité de l’horreur en temps de guerre. Il n’est pas sans évoquer le témoignage glaçant du narrateur de La mort est mon métier de Robert Merle.
L’écho avec l’actualité et ce que l’on sait du viol comme arme de guerre est d’autant plus troublant ici, que la magnifique Oleksandra Kuzmina – qui incarne Lucretia – est de nationalité ukrainienne, elle en conserve une pointe d’accent. Elle fait montre d’une immense dignité dans son rôle de femme brisée par la barbarie. Elle patine ses interventions d’une très beau travail de nuances, en particulier piano, de finales précises, de superbes graves poitrinés tout en rondeur et en intensité.
Dasuai Jiao est Collatinus, son époux. Il a sans doute encore besoin de déployer sa belle voix large et d’en affiner le focus. Alexander Ivanov, quant à lui est déjà diplomé. Son Junius est celui d’un excellent comédien au timbre sensuel et brillant sur toute la tessiture, à l’excellente diction.
© Koen Broos
Les compagnes de Lucretia sont les dernières protagonistes de la tragédie : YoonJung Kim est une Bianca tout en réserve et en chaleur maternelle, à l’excellent parlando, contrastant parfaitement avec la Lucia d’Eriko Hashimoto lumineuse et juvénile comme il se doit, aux vocalises iridescentes.
Deux coryphées alternent subtile ironie ou douce compassion pour raconter ce drame. A la création de l’opéra en 1946, ces deux rôles étaient tenus par deux artistes confirmés qui encadraient une équipe de jeunes chanteurs. C’est donc un défi supplémentaire qu’ont relevé brillamment Kwanhee Park et Ecem Topcu.
Lui campe un homme à tout faire qui devient également la voix de l’inconscient des personnages qu’il tourmente. Il bénéficie d’une voix claire, jamais forcée. Stable, juste, il gère fort bien les difficultés de la partition comme de nombreux sauts d’octaves et pourra sans doute gagner en profondeur.
La jeune soprano, pour sa part, bénéficie d’un medium bien ancré, de beaux aigus brillants, le tout servi par un élégant legato. Elle, passe la serpillière à l’ouverture et reprend son ménage, comme lui ses outils, à la fin de l’œuvre, évoquant le cercle vicieux, vicié, du Mal en temps de guerre.
Cette magnifique proposition mériterait une reprise.