Entrée retardée au répertoire du Théâtre National du Capitole de Toulouse pour ce Viol de Lucrèce ; pour cause de Covid la nouvelle production signée Anne Delbée aura dû patienter dans les cartons trois années. Entrée retardée mais pour quelle réussite ! Anne Delbée, née alors qu’était créé ce Rape of Lucretia à Glyndebourne, nous offre une vision d’une fine élaboration et traversée d’une époustouflante intelligence. L’émotion de l’artiste, palpable au baisser du rideau, alors qu’elle remerciait les chanteurs, disait assez que pour elle l’œuvre était accomplie. Nous souscrivons.
C’est pourtant un opéra piège que ce Viol ; les deux personnages principaux et surtout le chœur masculin concentré en un seul chanteur (idem pour le chœur féminin) sont à la fois les commentateurs de l’action et des protagonistes à part entière. Il s’agit donc de les montrer à la fois en dehors et au cœur du drame. L’action par ailleurs est extrêmement ramassée et se perd au milieu de considérations morales, esthétiques ou religieuses. La religion justement ; on a beaucoup reproché à Britten le caractère inopportun de l’épilogue quasi paulinien dans lequel le chœur masculin nous dit que le Christ, par sa mort, a racheté nos fautes et que seul l’amour peut nous sauver.
Or, Anne Delbée se joue de ces pièges ; elle ramasse l’action en deux actes sans interruption, accentuant la poussée dramatique qui va culminer au début du II par le viol de Lucrèce ; elle habite tous les monologues grâce à une conduite d’acteurs pesée au trébuchet. Il y a du Barrie Kosky dans les contorsions pour ainsi dire chorégraphiées exigées du chœur masculin, qui occupe l’espace et le temps grâce à une omniprésence sans aucune faille. Outre la performance vocale de Cyrille Dubois, sur laquelle il faudra revenir, saluons en lui un chœur époustouflant de vérité et d’engagement.
La dimension religieuse n’est jamais cachée, au contraire, elle est crânement revendiquée. Ainsi, les mâts obliques du navire stylisé en fond de scène (Anne Delbée a retenu combien l’eau, l’océan, comptait pour Britten, l’eau qui vous engloutit comme un viol), se redressent au moment de la mort de Lucrèce en une immense croix. La toile qui se déploie alors que tout est consommé est une reproduction du visage du Christ sur le Saint Suaire. Lucrèce ainsi, sorte de vierge sanctifiée (comment, sinon, expliquer le sang sur sa robe blanche après la terrible nuit ?) meurt de n’avoir pu se préserver mais communie à la mort (et donc à la résurrection ?) du Christ. Il faudrait citer d’autres détails, comme cette immense table au lever de rideau, digne d’une Cena de Leonardo da Vinci, où quelques-uns des apôtres, privés de leur Maître, communient sauvagement au même vin.
N’oublions pas, dans la réussite visuelle et scénique, les éclairages de Jacopo Pantani, qui jettent des ambiances toujours à propos sur les différents épisodes du drame. On citera ainsi l’instant troublant où est dévoilé l’immense buste renversé de Collatinus jeune, symbole de sa chute que la chute de Lucrèce a entraînée.
L’orchestre du Rape est on ne peut plus réduit. Douze musiciens seulement dirigés depuis le piano par Marius Stieghorst. Treize instruments donc capables du plus fort tutti comme de l’accompagnement chambriste. Une harpiste en permanence sollicitée et un cor anglais magnifique sont à l’image d’une formation irréprochable dans sa capacité à créer elle aussi mille et une ambiances.
Face aux treize musiciens, huit chanteurs, quatre hommes et quatre femmes. Disons-le d’emblée, la diction anglaise est parfaite. Cyrille Dubois trouve ici un rôle inattendu et déjà totalement convaincant. Malgré un abattage de tous les instants il propose un chant assuré, soutenu par un timbre qui se déploie sans faiblesse et avec quelle conviction. Il recevra les vivats les plus fougueux du public. Mais c’est tout le quatuor masculin qu’en vérité il faut saluer ; le Collatinus de Dominic Barberi est touchant au possible – son amour inconditionnel mais impuissant le détruit littéralement. La basse est profonde, sombre donc – elle présage, dès les ébats alcoolisés, que le drame va le toucher de plein fouet. Duncan Rock, Tarquinius, se prend à son propre piège et provoque la chute de Lucrèce en voulant démontrer sa vertu. Le baryton est solide, tout en ambiguïté. Philippe-Nicolas Martin est un Junius diabolique – c’est lui qui est à l’origine du drame, certains accents nous font penser à un Jago.
Chez les femmes : Agniezka Rehlis est Lucrèce. La voix tarde un peu à s’épanouir, mais les accents ultimes sont déchirants et le drame sans cesse à fleur de voix. Bianca est tenue par Juliette Mars qui forme avec la Lucia de Céline Laborie un duo entièrement convaincant. Saluons cette dernière et ses suraigus qu’elle va décrocher tout en finesse au long d’une partition bien plus difficile qu’il n’y paraît. On aura quelques réserves pour le chœur féminin, tenu par Marie-Laure Garnier ; ce n’est pas tant sa présence, toujours magnifique, qui est en question mais le métal, trop rugueux dans le forte aigu, qui dénote dans les ensembles, et quelques aigus piano qui détimbrent parfois.
Exceptionnellement la salle du théâtre du Capitole n’était pas comble pour la première. Dommage, l’œuvre est certes exigeante, mais pose des questions qui n’ont pas perdu de leur acuité : les rapports hommes-femmes, les notions de consentement, de fidélité, de faute, de pardon. Autant de sujets qui parlent aujourd’hui ô combien.