Une salle d’opéra pleine d’enfants, accompagnés de leurs parents trentenaires, ou de grands-parents d’âges variés, c’est bruyant comme une volière, et ça fait magiquement silence dès l’entrée du chef… et ça ne bouge plus jusqu’à la fin.
Ce Pinocchio est un ravissant spectacle, et c’est d’abord une initiative heureuse, plutôt rare semble-t-il : monter avec beaucoup de soin et de goût, pour ne pas dire avec luxe, un opéra ou une comédie musicale – on peut en discuter – pour un très jeune public. Un spectacle en vrai, loin des écrans et des tablettes, avec 33 musiciens, un chœur, des danseurs…
L’œuvre a été composée en 2008 par la chanteuse et compositrice allemande Gloria Bruni, sur un livret d’après Carlo Collodi, très adapté par Ursel Scheffler. Créée à Hambourg, elle fut donnée aussi à Parme et Naples dans une version italienne, c’est là qu’elle fut orchestrée (ou-réorchestrée) par Lauro Ferrarini. Puis ce fut le Bolchoi de Minsk, avant cette production lausannoise donnée huit fois à guichets fermés. Pour la première fois, Pinocchio est donné en français dans la version de Mathias Constantin et Antoine Schneider. Mis à part quelques rares passages parlés, tout sera chanté.
Boîte de couleurs
L’orchestration, qui fait souvent penser à Prokofiev, parfois à Chostakovitch ou à Nino Rota, et bien sûr aux musiques de tréteaux et de cirque, est pétillante, colorée, virevoltante, sollicitant beaucoup les souffleurs et trois percussionnistes, le xylophone et le vibraphone notamment. La goguenardise d’un basson, l’impertinence des flûtes, l’ironie d’un hautbois, la chaleur rêveuse des clarinettes, la cocasserie d’un glissando de trombone, on se prend à songer que ces enfants pour la plupart l’entendent en direct pour la première fois…
Le Sinfonietta de Lausanne dirigé avec beaucoup de précision et de saveur par François López-Ferrer (soit dit en passant fils de Jésus López-Cobos, qui le précéda dans cette salle, on ne l’a pas oublié) allait être pour beaucoup dans le plaisir de cette courte représentation (une petite heure et demie), à égalité avec la mise en scène pimpante et vive de Cédric Dorier et la scénographie mobile et joyeuse d’Adrien Moretti (les changements à vue font partie de la magie du théâtre, évidemment).
La solitude d’un SDF
Premier tableau : un long portique qui évoque une villégiature heureuse au bord de la mer, un pier comme à Brighton où passent quelques promeneurs 1900 ; un bonheur dont ne profite pas le vieux Geppetto, SDF solitaire et affamé (vieille chaise de camping et Caddie contenant tous ses maigres biens). Philippe Cantor dessine cette silhouette fragile et, dans un parlé-chanté que l’orchestre couvre parfois, dit la douleur du personnage : « Je n’ai plus rien à manger, je suis en difficulté »…
Une étoile filante passant dans le ciel, il fera le vœu que sa marionnette de bois, son Pinocchio, prenne vie, pour avoir enfin quelqu’un à qui parler. Une fée avec ombrelle, créature sortie de Whistler ou du Walt Disney de Lady and the Tramp, apparaîtra sur la passerelle et on connaît la suite…
A la Fée, Nuada Le Drève, la partition prête de longues lignes mélodiques tandis que le Grillon, qui sera la conscience de Pinocchio, Jiminy Cricket autrement dit, sera dessiné avec humour par Laure-Catherine Beyers. Elle assumera avec esprit et un drôle d’accent ses vocalises comiques et le tempo de valse de son premier air, qu’elle conclura par une interminable note tenue sur sa balançoire….
Jouer ou chanter
On aura parfois le sentiment avec tel ou tel des interprètes qu’il n’est pas facile de jouer la comédie, de sautiller et gambader, en accordant au chant tout le soin qu’il faudrait. A l’évidence c’est le jeu qui est ici privilégié, et les costumes d’Irène Schlatter sont un régal, que ce soient la redingote évasée verte, la perruque et les gants verts aussi du grillon, l’ambre robe tigrée du Chat ou le costume orange (et la coiffure en pétard assortie) du Renard. Dans ces deux derniers rôles (des aigrefins qui escroquent le crédule Pinocchio), Valentine Dubus et Baptiste Bonfante à l’évidence s’amusent (et amusent) beaucoup. Romain Favre, belle voix de baryton, porte avec prestance sa tenue de Monsieur Loyal emplumé de rouge feu.
Pointillisme et saveur dans la fosse
Des valses, des marches très carrées, des boléros, beaucoup de second degré (et même un chœur a cappella en coulisse pour une chanson de marins sur « Ô combien de marins, combien de capitaines… »), la partition joue de la citation, ne s’attarde pas, lance une phrase puis passe à autre chose, et le pointillisme de l’orchestration, très fruitée, ici un cornet, là un woodblock, ajoutent au multicolore du spectacle. Il y aura tour à tour le restaurant du Crabe d’or (avec chœur de pizzaiolos), il y aura une fête foraine avec un ballet très Broadway époque All that jazz, d’un kitch post-hippie assumé, il y aura une très jolie scène nocturne dans la forêt où l’orchestre, se souvenant peut-être de la scène du jardin de L’Enfant et les sortilèges, se teintera de couleurs sonores poétiques.
Laure-Catherine Beyers, Valentine Dubus, Anne-Sophie Petit et Baptiste Bonfante © Jean-Guy Python
Quelques dissonances subtilement amenées
D’ailleurs, très habilement, la partition, tout à fait tonale et enjouée au début, s’offrira alors quelques dissonances et quelques chromatismes inspirant l’effroi, quelques acidités suggestives. C’est le moment où Pinocchio, à deux doigts d’être pendu sera finalement affublé d’oreilles d’âne, et on remarquera notamment un quatuor très grinçant, pour le coup beaucoup plus opéra que comédie-musicale, entre Pinocchio, le Cricket, le Renard et le Chat. « Ah, que c’est dur d’être un enfant », chantera le pantin de bois, avant son lamento « Je suis dans un grand désespoir », accompagné de cordes désolées et d’arpèges de harpes à la Bellini. Un peu plus tard c’est une clarinette très opéra-comique à la française (avec l’indispensable harpe) qui accompagnera l’air « Je viens de faire un très grand rêve ».
Réconciliation en majeur
Les vidéos de Francesco Cesalli, qui s’étaient bornées jusqu’ici à faire mouvoir des nuages et des cerfs-volants dans le ciel, auront brossé, dans une palette verte et bleue, une forêt enchantée de livre d’enfants, avant de faire déferler un ouragan (grandes vagues des cors et du trombone dans la fosse) et de descendre sous la mer (requins, baleines, bancs de sardines). Scène touchante où Pinocchio, à la recherche de Geppetto dont la barque aura sombré, se retrouvera dans le ventre d’une baleine (« C’est humide, c’est morbide, j’ai si mal à mon moral ! », mais l’apparition du vieil homme donnera lieu à un duo des retrouvailles, comme chez Verdi.
La partition se fera de plus en plus consonante et mènera vers une scène finale, gentiment moralisante, et vers un accord en majeur résolument parfait ! Les dernières images, avec saltimbanques (ici souvenir des Forains de Sauguet et Roland Petit !) et couleurs de berlingots, se déploieront sur une mélodie facile justement faite pour être reprise en chœur par la salle.
On se prend à rêver que, la magie de l’opéra ayant joué, ce soient de nouvelles générations de spectateurs qui aient été conquises, qui viendront dans quelques années remplacer les têtes chenues dont nous faisons partie…