Ce numéro d’acteur-chanteur, comment l’appeler ? Comment dire d’un mot cet épastrouillant cabotinage de haut vol, qui par sa démesure touche au grandiose, démonstration de maîtrise souveraine, mélange de précision, de désinvolture, de bouffonnerie, de savoir, de maturité revenue de tout et d’enfance préservée, sur lequel planerait un nuage d’impondérable mélancolie… Hyper-théâtre au deuxième, au quatrième degré… Improvisation mûrement concertée, abandon à l’instant, somme de X années sur les scènes… Manière de jeter toutes ses forces, les trouvailles d’une vie sur les planches dans un combat qui serait, disons, l’antépénultième ?
Il fait une entrée de méchant de mélodrame, sortant de coulisse tel Pierre Brasseur-Frédéric Lemaître dans L’Auberge des Adrets, silhouette de rodomont, pour chanter (incarner, serait plus juste) l’air de Pizarro « Ha ! welch ein Augenblick » extrait de Fidelio. Installant par sa seule présence, puis sa voix, une noirceur qui suggèrerait l’effroi, mais un effroi de théâtre, qu’une touche de dérision mettrait en doute… Il accumule les effets vocaux les plus hirsutes, de longues notes non vibrées, des portamentos intempestifs, il s’appuie sur les mots, mâche sardoniquement les consonnes, semble ne plus guère se soucier de beau chant, ose des notes assez laides… C’est d’autre chose qu’il s’agit… Il s’agit de créer un diable de théâtre, et de contourner les effets du temps sur une voix qui a perdu de son velours et de sa superbe par une démonstration de rouerie, de savoir-faire, d’humour gallois, qui laisse à la fois ébaubi et nostalgique.
Un parlé-chanté
Le bon géant enchaînera avec un air de concert de Mozart « Io ti lascio, o cara, addio », composition tardive (1791), une romance dont les paroles si on les écoutait vraiment laisseraient songeur dans ce contexte : « Je te quitte, ô bien-aimée, adieu, / Vis plus heureuse et oublie-moi… ». Après les effets tonitruants de Pizarro, Terfel ici se fait tout miel, dans un parlé-chanté qui jette un voile pudique sur des passages un peu chaotiques d’un registre à l’autre. Il ose des mezza voce, des chuchotis, des rallentendos (suivi à pas de loup par un Robin Ticciati complice et délicat), et dit les mots anonymes d’un texte passe-partout comme s’ils portaient une vérité supérieure. On noterait bien quelques sons métalliques, vite estompés par des «Io ti lascio » suaves et des mélismes inattendus de tendresse. On s’attendrit de cette manière touchante de cacher ses difficultés par un art consommé.
Une altière mélancolie
La romance à l’étoile « Ô du mein holder Abendstern » de Wolfram, dans Tannhäuser, sera précédée d’un récitatif « Wie Todesahnung », d’une mélancolie altière, donné avec très peu de voix, presque parlé, et l’air lui-même, loin des charmes capiteux de naguère, sera d’une indicible morbidesse. On entendra des passages en voix mixte, émouvants de fragilité, puis soudain des graves incongrus, des sons métalliques, et soudain un pianissimo au bord des lèvres, menant aux portes du silence avant la grande phrase des violoncelles… Écoutant cela, on se souvenait alors d’un Wotan en version de concert, à Verbier, il y a quelques années, de cette manière d’instiller une impalpable tristesse dans le « Leb wohl », par la voix, l’attitude, de créer tout un monde wagnérien par sa seule manière de s’appuyer sur sa lance, unique accessoire. Il y a là quelque chose qui tient du mystère des monstres sacrés, quelque chose qui les dépasse eux-mêmes peut-être.
Terfel enchaîna alors, fieffé roublard, en sortant de la coulisse, un coussin glissé sous sa chemise, une bretelle pendante, pour bouffonner un énorme Falstaff, autre pilier de son répertoire. Grandiose, considérable, truculent, tragique et grotesque à la fois, glapissant et murmurant le monologue « L’onore ! Ladri ! », où le vieux drôle se joue à lui-même son propre théâtre à l’auberge de la Jarretière… Il en distille les « No » et les « Neppure », multiplie les clins d’yeux au public, et là encore Robin Ticciati glisse les ponctuations goguenardes de l’orchestre (le trille de la trompette !) en totale complicité avec lui.
Le dérisoire et le sublime
Cet entrelacs du dérisoire et du sublime, du pathétique (surjoué) et du grinçant, du bagout avec la fragilité, de la science avec la rouerie, trouvera son acmé dans le monologue « If i were a rich man », extrait d’Un violon sur le toit, numéro d’acteur-chanteur, réjouissant festival de trucs de vieux brûleur de planches, envoyé avec un chic emballant. Que suivra une romance galloise, terriblement morose, de celles qu’on chante dans la pénombre d’un pub, une pinte à la main, en versant une larme, – et où Terfel, mezzo piano, distilla quelques douceurs vocales attendries.
Au long de ce court récital, Robin Ticciati fut un partenaire attentionné et délicat et, si on s’est attardé ici sur la prestation de Bryn Terfel, ForumOpéra oblige, on ne voudrait pas oublier d’associer à la réussite du concert un superbe Chamber Orchestra of Europe.
Une ouverture Egmont de Beethoven, dense, nette, galbée et nerveuse, articulée, fringante, des cordes palpitantes et des cuivres incisifs, et surtout la direction vigoureuse du juvénile chef anglais, dont les frisounettes et les bondissements évoquent un Rattle jeune, et qui sait faire respirer l’énergie beethovénienne ; une ouverture de Sémiramis au crescendo savamment construit, toute en élégance et en brio, puis en seconde partie une Huitième symphonie de Dvořák, riche de détails, de changements de climats capricieux, de vivacité, d’attention aux timbres et aux couleurs. Du jeune directeur musical de Glyndebourne on admire l’art de la respiration, du rubato, de la surprise *. De beaux bois fruités, des cuivres astringents, des violons parfois un peu verts, des cordes graves manquant un peu de corps (seulement cinq violoncelles), mais que ces petites réserves n’enlèvent rien au plaisir d’une interprétation très construite, où chaque mesure est intéressante et fraîche.
*tout ce qui la veille avait manqué à la Quatrième de Tchaïkovski conduite (?) par le vétéran Zubin Mehta (avec un Philharmonique de Berlin qui roulait tout seul) et à une symphonie Jupiter de Mozart d’un ennui insondable.