L’action se déroule à Berlin en 1930, on y chante en anglais, on y parle français : déjà l’Europe avant la lettre. Singulière gageure que de monter avec de petits moyens cette comédie musicale emblématique qui, de Broadway à Londres, a tenu des années d’exclusivité, fut récompensée d’innombrables Tony Awards dès sa création en 1966, a inspiré le film éponyme de 1972 avec Liza Minnelli et a été souvent repris à travers le monde, notamment par Jérôme Savary. Pari gagné, grâce à la mise en scène inventive et dynamique d’Olivier Desbordes et à son équipe de talentueux décorateurs (Patrice Gouron et Jean-Michel Angays). L’astucieux décor permet de passer sans cesse des chambres de Frau Schneider aux coulisses de music-hall (ou de cirque) où tout le monde s’apprête et se change dans des loges communes. Couleurs, éclairages se mêlent et contrastent avec la noirceur du propos pour recréer une atmosphère très réussie. Mention spéciale à Bérenger Thouin pour ses vidéos historiques bien en situation, aidant à resituer l’action dans son époque. Nous avons moins apprécié le parti pris de transformer Mr Schultz en clown triste, faisant de lui dès le départ un perdant tout juste bon à prendre des coups de pied dans le derrière (référence peut-être à la Lulu d’Alban Berg, composée entre 1929 et 1935, dont le prologue se déroule dans un cirque, et pour laquelle à Paris en 1979, Patrice Chéreau avait même ajouté un personnage de clown).
© Photo Guy Rieutort
Le choix d’Olivier Desbordes est sans ambigüité : cette société, à la fois morose et insouciante qui essaie de s’amuser pour oublier la crise, ressemble à la nôtre aujourd’hui. C’est celle-là même qui a porté Hitler au pouvoir, en cautionnant la montée du nazisme et la marginalisation des juifs, et en même temps celle qui a permis la montée des exclusions et de l’intolérance. Le Kit Kat Klub est l’un de ces lieux décadent où se croise un monde interlope mêlant drogue et prostitution. Les putes y sont élégantes, les marins moins violents que chez Jean Genet, et la clientèle peu regardante. Des idylles personnelles, à l’issue improbable, se font et se défont… Spectacle, comédie et drame se jouent à la fois sur scène, en coulisse et dans les loges. Nous sommes bien dans le monde du cinéma expressionniste de l’époque, entre Loulou (1929) et L’Ange bleu (1930).
Tout cela ne pouvait fonctionner bien sûr qu’avec un plateau de grande qualité, mené par la baguette parfaitement jazzy de Manuel Peskine. On admire tout particulièrement les interprètes, qui après un démarrage un peu difficile, maintiennent une tension croissante. Tous se sentent visiblement très concernés, des premiers rôles aux danseurs qui traduisent l’excellente chorégraphie de Glyslein Lefever. On ne sait qui mentionner en premier, tant l’ensemble se fond dans l’excellent travail de troupe que l’on aime tant chez Desbordes. Mais quand même, Nicole Croisille (Frau Schneider), d’une énergie sidérante, trouve ici un rôle à la mesure de son talent et de sa voix, écartelée entre la situation présente et son enfance, un peu comme Bette Davis dans Qu’est-il arrivé à Baby Jane ? China Moses, ange trouble qui est tombée toute petite dans la marmite mijotée par sa maman Dee Dee Bridgewater, a également un abattage contagieux, et une voix idéale pour ce type de rôle. Éric Perez personnifie parfaitement l’ambigüité du meneur de jeu, qui semble autant diriger les destins qu’en être lui-même la victime. Samuel Theis est également parfait en Clifford Bradshaw, et Patrick Zimmermann en Herr Schultz. Une mention spéciale pour Pauline Moulène (Fraulein Kost) et Clément Chebli (Ersnt Ludwig) qui cisèlent délicieusement leur airs respectifs.