Les productions modernes de Robert le Diable se comptent sur les doigts d’une la main : les légendaires soirées parisiennes de 1985 et l’édition critique donnée à Berlin en 2000 et 2001, des productions classiques à Prague (1999), Martina Franca (2002), Sofia (2012), auxquelles on peut ajouter les deux concerts de Carnegie Hall (1988) et Salerne (2012). Coup de maître de Giacomo Meyerbeer et succès incroyable à sa création, l’ouvrage eut le malheur d’être éclipsé par une œuvre encore plus triomphale du même compositeur, Les Huguenots, qui, quoique donnés rarement aujourd’hui, n’ont jamais tout à fait quitté le répertoire.
La critique des XIXe et XXe siècles n’a pas été tendre avec ce compositeur. Oubliés les louanges de Berlioz et de Chopin, les emprunts de Wagner, la modernité novatrice de la composition et de la structure dramatique (il suffit de comparer au Verdi de Giovanna d’Arco ou Alzira, composés quinze ans plus tard) : Meyerbeer avait le tort d’avoir du succès et de n’être ni français, ni Wagner. Le public moderne, moins formaté par ces fatwas, fait quant à lui régulièrement un triomphe à ses ouvrages et cette nouvelle production ne fait pas exception.
Principal artisan de la réussite de cette résurrection, Bryan Hymel fait preuve d’une vaillance proprement confondante dans le rôle titre. La voix est d’une aisance incroyable dans le suraigu, contre ut et contre ré (dont certains jamais entendus jusqu’à présent) s’enchainant avec une facilité déconcertante sans que la ligne de chant ne soit mise en défaut. La diction est bonne et le français très compréhensible malgré quelques erreurs d’accent (typiquement, « je pouis me venger ». La voix est bien projetée et, si le timbre manque un peu de caractère, c’est une réserve mineure face à une telle performance. Incontestablement, il s’agit là du meilleur Robert de notre époque.
John Relyea campe un diable au timbre idéalement sombre et aux graves profonds. Si les vocalises de la « valse infernale » sont correctement exécutées, l’artiste est à bout de ressources dans le haut de la tessiture, la voix se resserrant dans l’aigu malgré quelques mesures sautées pour reprendre une dernière respiration. Le timbre, un peu chevrotant, manque de charme. La basse américaine finit toutefois par tirer son épingle du jeu avec un acte V où il abandonne certaines vociférations pour un chant plus retenu. Toutefois, son défaut d’aplomb et de séduction ne tiennent pas la comparaison face à des artistes comme Samuel Ramey (Paris 1985) ou même Kwangchul Youn (Berlin 2000).
Dans le rôle, assez court mais exposé, de Raimbaut, le jeune Jean-François Borras impressionne par l’homogénéité de sa voix (malgré l’absence de suraigus), la clarté de sa diction et une excellente interprétation : ainsi, les deux couplets de sa romance sont exécutés de manière très différentes (le premier, badin, le second, apeuré) en parfaite harmonie avec l’orchestration tout aussi variée de Meyerbeer. Si la projection reste encore un peu en dessous de la moyenne, elle ne pourra que gagner en ampleur avec le temps.
En ce qui concerne les rôles féminins, le Royal Opera aura dû faire face à pas mal de coups du sort. Initialement programmée, Diana Damrau, enceinte, a très tôt déclaré forfait. Patrizia Ciofi fut un temps pressentie pour la remplacer : en effet, les chanteuses connaissant le rôle ne courent pas les rues, et le soprano italien, outre la production de Martina Franca en 2002, chantait cette saison une version concert de l’ouvrage à Salerne (en mai), aux côtés justement de Bryan Hymel et également sous la direction de Daniel Oren. Ciofi ne pouvant assurer les répétitions pour cause de Traviata en Avignon, le choix du Royal Opera s’est finalement porté sur la jeune Jennifer Rowley. Malheureusement, celle-ci s’est vue débarquée (en douceur) à l’issue de la générale et c’est finalement, Patrizia Ciofi qui sauvera le spectacle, à trois jours de la première, en travaillant sans relâche les jours précédents (elle cèdera la place à Sofia Fomina pour les dernières représentations).
Faut-il expliquer par le stress et la fatigue une performance contrastée ? La soprano italienne ne convainc pas complètement dans son l’air d’entrée, « En vain j’espère ». On apprécie certes de beaux sons aériens dans le haut medium, mais globalement la voix n’a pas la largeur requise, et les notes les plus sollicitées (essentiellement le bas medium) ne la mettent pas en valeur, l’émission étant un peu sourde et rauque dans la première octave. La cabalette qui suit, « Idole de ma vie », est d’une virtuosité un peu bridée avec des cadences sages, et le suraigu est rare. Finalement, c’est à l’acte IV que Ciofi prend sa revanche avec un « Robert, toi que j’aime » tout simplement magistral qui justifie l’ovation qui l’accueille au rideau final.
Quelques semaines avant la première, Marina Poplavskaya déclarait également forfait pour raisons de santé, mais se ravisait finalement quelques semaines plus tard (elle sera d’ailleurs annoncée souffrante au second entracte). Sans être le Falcon espérée, le soprano affronte crânement un rôle écrit pour une voix plus large que la sienne : les aigus sont percutants, la coloration intelligemment variée, le timbre séduisant. Même si la prononciation gagnerait à plus de clarté, l’émotion et l’excitation sont au rendez-vous grâce à la sensibilité et à l’engagement de l’artiste dont il s’agit là d’une des meilleures incarnations.
Les rôles secondaires sont absolument parfaits. Tous, à l’exception de l’excellent Nicolas Courjal, sont issus du Jette Parker Young Artists Programme, destiné au perfectionnement de jeunes chanteurs déjà professionnels. Les Chœurs sont également époustouflants de précision, de clarté, de diction et de présence scénique : il faut avoir vu et entendu leur frénésie durant l’orgie de la scène du tombeau de Sainte Rosalie, avec un chant sciemment proche du cri.
La direction de Daniel Oren est globalement satisfaisante, avec ici et là quelques bonnes idées, mais avec aussi des difficultés à obtenir de son orchestre, pourtant en grande forme, la sécheresse nécessaire aux passages les plus hystériques (« Valse infernale », « Scène du monastère »).
La version retenue est « traditionnelle », c’est-à-dire, à peu de choses près, celle de la résurrection parisienne de 1985, pour une durée d’environ 3h15 de musique : quelques mesures en plus ici ou là, pas de rétablissement de l’air de Mario (écrit pour la création londonienne de 1838, pourtant), ni de la version longue de l’air de Bertram au dernier acte*, coupure franchement incompréhensible de la première partie de la scène « Des chevaliers de ma patrie » (on passe directement à la reprise en duo. Dommage que ces choix altèrent la partie ténor : quand on dispose d’un artiste qui a la voix d’un rôle rare, c’est dommage de ne pas en profiter !
L’ouvrage n’a pas particulièrement inspiré Laurent Pelly, hésitant entre le fantastique spectaculaire assumé (l’acte III en entier), et la dérision (tout le reste). Les poses un peu grotesques imposées à Ciofi font irrésistiblement penser à Natalie Dessay … dans une comédie. Quant au final, il est dérangeant par ses gamineries tant la situation dramatique est forte et la musique sublime. Les décors de Chantal Thomas ne sont pas davantage inspirés (on pense souvent à une production pour Le Comte Ory ou à une version de La Flûte enchantée pour jeune public) : bref, on attendait Le Bal des Vampires, ce fut SOS Fantômes. Ces quelques réserves, tant au niveau musical que scénique, ne suffisent pas à gâcher notre plaisir, ni celui du public londonien : la représentation reste totalement enthousiasmante et, si on s’écoutait, on y retournerait bien une nouvelle fois !
* Seule l’édition de Berlin dirigée par Minkowski en 2000 est complète, avec une version du ballet modifiée par Meyerbeer pour la capitale allemande, la scène écrite pour le ténor Mario (ressuscitée au concert par Chris Merritt), et le grand air de Bertram au V (coupé à la première à la demande de Levasseur, créateur du rôle). Elle comprenait également une version plus longue de l’air d’entrée d’Isabelle.