Le théâtre Graslin accueille une réjouissante proposition des Paladins dans le cadre du festival Baroque en Scène. Jérôme Correas a conçu un programme original autour du café, boisson dont s’éprend l’Europe du XVIIIe siècle et dont l’histoire résonne étonnement de celle des mœurs du temps.
Café Libertà. Comme il est bien trouvé, ce titre qui en résume parfaitement le propos. Le premier mot est orthographié en français, tandis que le second prend les oripeaux de l’Italie, à l’image de cet objet lyrique né de la rencontre du chef d’orchestre Jérôme Correas et de la chorégraphe transalpine Ambra Senatore. Manifestement, la liberté est bien au cœur de leur pratique à tous deux. Le musicien part d’une musique savante, écrite, pour y insuffler la créativité de son interprétation. L’improvisation occupe une part importante dans son travail, tout comme dans celui de la danseuse, qui, elle, dans une démarche inverse, celle de l’écriture au plateau, proche du « Tanztheater », inspirée des gestes du quotidien, l’utilise comme point de départ avant d’en fixer les occurrences au fil des répétitions.
Les deux artistes décortiquent avec jubilation tous les codes liés au cérémonial du café, souvent temps de la pause, du hors-champ, de la sociabilité. Ils jouent également avec humour et dérision de tous les codes régissant leurs pratiques respectives. Ainsi, emporté par sa musique intérieure, telle danseuse reste sourde à la fin pleine d’emphase d’un air et poursuit ses pas, cassant totalement l’effet attendu. Le chef au contraire, dans un clin d’œil peut-être aux obsessions de certaines phalanges capables de s’arrêter au milieu d’une phrase parce que c’est la fin du service, s’interrompt en plein élan pour … un petit caoua, sous les regards estomaqués du reste de l’équipe et les rires du public.
Cette liberté d’approche questionne les évidences avec un goût patent pour le jeu. Ainsi chacun s’essaie à plaquer les protocoles de l’autre à ses propres usages pour mieux en démonter l’absurdité. Dès l’entrée d’ailleurs, le message est clair, puisque les danseurs sont invisibles parmi les musiciens ou saluent en lieu et place du chef d’orchestre, brouillant places et fonctions. Plus drôle encore : l’orchestre s’accorde ? Dans un écho délicieusement absurde, les danseurs, eux, en profitent pour s’ausculter.
Avec la Cantate Le Caffé de Nicolas Bernier, les danseurs singent cette fois le texte comme de mauvais comédiens. En bons narcissiques, ils tentent également de s’imposer sur scène, quitte à déloger leurs collègues. L’effet comique enrichit le propos sérieux auquel Jean-François Lombard prête sa diction précise, son émission pleine d’élégance et de naturel : Il prône les vertus de ce breuvage, « favorable liqueur » en alternative au vin, « fatal poison », « jus séditieux ». Le spectacle se conclut pourtant sur des débordements engendrés par l’excès de caféine, assez proches de l’ivresse, telle la transe dionysiaque de Matteo Ceccarelli.
Car, bien entendu, la liberté est également au cœur de cette danse incarnée, organique, dépourvue d’ostentation. Elle contamine parfois musiciens et chanteurs dans une rythmique visuelle, des jeux de tableaux arrêtés ou de ralentis aussi simples qu’efficaces.
Avec « La Bizarre », les quatorze musiciens proposent un Telemann aux tempi enlevés, tout en légèreté. Jérôme Correas, précis, à l’écoute, généreux, explore tout au long de la soirée la pâte sonore de son Ensemble, du grinçant au suave, comme un café peut s’avérer amer ou sirupeux. Il ne s’interdit aucune fantaisie dans l’expressivité instrumentale, dans les jeux de couleurs, dans une théâtralisation de la ligne qui réjouit l’oreille, dans un clin d’oeil potache aux jingles publicitaires comme le « grand-mère sait faire un bon café » seriné par le clavecin, l’air de rien. Comme il le souligne, « là où j’en suis, il est vivifiant de se réinventer autour d’une forme libre, de collaborer avec un univers différent pour faire affleurer un seul langage. Cela me donne de l’élan pour me renouveler ».
La liberté c’est également l’émancipation. Jean-Sébastien Bach s’essaie au registre bouffe avec cette cantate du café qui met en valeur la fraîcheur du timbre percussif de Léa Bellili ou celui plus charnu de Louise Roulleau. Les deux jeunes artistes de l’atelier lyrique de Massy partagent une jolie présence scénique, des voix souples aux aigus libres. Elles incarnent doublement cette Lisette qui refuse de renoncer à son arabica en dépit des vitupérations de son père, l’impeccable Matthieu Heim au riche timbre de soleil sombre, à l’allemand limpide. La promesse d’un mari semble un appât suffisant pour faire obéir la belle. Fi, elle entend bien faire entendre raison à l’époux et l’initier à ce plaisir. Le chœur final est un régal de polyphonie qui met en valeur ces quatre excellents chanteurs ainsi que la remarquable flûtiste, Clémence Bourgeois.
Ce « café-concert » sera repris en 2024-25. Avant cela c’est l’Orpheo 5063 qui repartira sur les routes la saison prochaine, tandis qu’au disque, les Paladins s’attelleront à un Exultate Jubilate porté par Karine Deshayes.