On se représente trop souvent André Campra comme un simple trait d’union entre Lully et Rameau. Pourtant, le compositeur aixois a su développer, dans la vingtaine de partitions lyriques que comprend son catalogue, un style profondément original qui doit évidemment beaucoup à Lully, mais infusé de Cavalli et de Scarlatti. On y entend, bien plus encore que chez Charpentier, l’influence de la manière italienne. Si on joue régulièrement aujourd’hui des opéras de Rameau – et de Lully dans une moindre mesure –, les représentations d’œuvres de Campra restent rares, surtout en version scénique. Ces dernières années, on recense seulement un Idoménée à Lille en 2021, des Fêtes vénitiennes à l’Opéra-Comique (ainsi qu’à Caen et Toulouse) en 2015 et un Tancrède à Avignon et Versailles en 2014.
On ne peut donc que louer le projet de la co[opéra]tive, regroupant plusieurs institutions théâtrales et lyriques françaises, de monter Le Carnaval de Venise de Campra, qui n’avait pas eu les honneurs de la scène, sauf erreur, depuis 1975 à Aix-en-Provence. Même si la forme de l’opéra-ballet a de quoi dérouter aujourd’hui, le titre de l’œuvre ne peut qu’attirer le public. Prenant donc évidemment place pendant le carnaval de Venise, le livret de François Regnard présente une intrigue de comédie à l’italienne : Léonore et Isabelle sont éprises du même homme, Léandre. Ce dernier choisit Isabelle, et Léonore n’a plus qu’à se tourner vers Rodolphe, amoureux d’Isabelle, pour se venger et faire tuer celui qui la repousse et lui préfère une autre. Une fois son ordre mis à exécution et Léandre assassiné, Léonore regrette et rejette Rodolphe, comme l’Hermione de Racine. Mais le pauvre homme s’est en réalité trompé de victime : Léandre, bel et bien vivant, resurgit et propose à Isabelle de fuir Venise pour filer le parfait amour loin de leurs ennemis.
Cette intrigue de commedia dell’arte est ponctuée de divertissements dansés et chantés, d’une délicieuse invention musicale, où se croisent des musiciens, des masques ou des gondoliers. Grande originalité de l’œuvre, le quatrième acte est un opéra dans l’opéra : une représentation d’un Orfeo nell’inferi, en italien, où Campra pastiche soigneusement le style ultramontain, avec ses airs vocalisant, ses récitatifs et ses harmonies audacieuses. On retrouve aussi une mise en abyme dans le prologue de l’opéra : dans un théâtre où l’on prépare un spectacle, Minerve surgit pour aider l’Ordonnateur à achever les préparatifs avant le début de la représentation.
Pour leur première mise en scène d’opéra, les plasticiens et metteurs en scènes Clédat & Petitpierre proposent une lecture bigarrée de l’œuvre. Les costumes, créés par leur soin et d’une facture stupéfiante de beauté, constituent une joyeuse galerie de trouvailles : la cuirasse en lamé or de Minerve, des tenues d’arlequins et d’arlequines d’aspect pop, un couvre-chef en forme de gondole ou encore de grandes toges noires ourlées de flammes pour l’acte infernal… Le décor est plus minimaliste, en tout cas depuis le parterre, où l’on peine à saisir les mouvements des formes en bois – certaines rappelant la forme des ponts vénitiens – déplacées sur le plateau au gré des scènes.
Cinq polichinelles échappés d’un dessin des Tiepolo, goguenards, accueillent le public au début de la représentation. Toutefois, leur présence est un peu sous-exploitée dans le reste du spectacle. Tantôt spectateurs de l’action, lovés dans un coin, tantôt responsables des mouvements des chanteurs sur le plateau, ils s’illustrent surtout dans deux moments marquants : avant l’entracte, quand l’un d’entre eux ironise sur la longueur de la musique, et après l’entrevue entre Léonore et Rodolphe, parodiée délicieusement par deux d’entre eux après la sortie des chanteurs. On saisit en tout cas mieux leur fonction dans la deuxième partie du spectacle, où leur énergie basse, presque languide et rigolarde, constitue un contrepoids délicieux à l’agitation des personnages principaux.
La direction d’acteur des chanteurs demeure en revanche assez lâche : la plupart des personnage sont réduis à des figures désincarnées, esquissant une gestuelle baroquisante qui ne semble pas pleinement assumée par tous les interprètes. De fait, il faut attendre certains gags scéniques pour que le spectacle capte vraiment l’attention du spectateur : un gland géant descendant des cintres pour dissimuler un des chanteurs, un grand couteau en plastique jeté à la volée, une hache ensanglantés dans le dos d’un des polichinelles, le truculent numéro scénique d’Orfeo, les ombres infernales évoluant sur le plateau comme s’ils lévitaient… Tout cela finit par émerveiller le spectateur et emporter l’adhésion au-delà de la beauté plastique de l’univers présenté, en conférant à l’ensemble une dimension fantasque et poétique.
Fantasque et poétique, la direction musicale de Camille Delaforge l’est tout autant. Avec un effectif de musiciens inférieur à celui de l’Académie Royale de musique où l’œuvre fut créée, ou à celui du Concert Spirituel dans l’enregistrement d’Hervé Niquet, la cheffe exalte tous les charmes d’une partition qui n’en est pas avare. On peut compter sur son Ensemble Il Caravaggio pour délivrer un son coloré, dense et vibrant, plein de caractère et de relief. Les danses, qui jouent un rôle central dans l’œuvre, sont portées avec un enthousiasme renouvelé par l’ensemble des instrumentistes et notamment un percussionniste inspiré, jouant des castagnettes ou du tambourin avec une énergie communicative.
On découvre dans le rôle de Léandre la jeune basse-taille (ou baryton) Sergio Villegas Galvain, très séduisant et sémillant sur le plan scénique, doté d’un timbre charmant et d’une voix à l’émission naturelle et homogène, à laquelle ne manque qu’un peu de variété dans la coloration. En Isabelle, Victoire Bunel captive pleinement, tout autant par son aisance scénique que par la délicatesse de son phrasé et la fraîcheur de son timbre. On retrouve chez Anna Reinhold ses exceptionnelles qualités vocales, à savoir ce timbre frémissant et cette manière si charnelle de cueillir les mots, mais les rôle de Léonore et d’Euridice ne semble pas tout à fait correspondre à sa tessiture, puisqu’ils la mettent à la peine dans le registre aigu, où les problèmes d’intonation sont fréquents.
David Tricou ne fait qu’une bouchée du rôle d’Orfeo, qu’il tire avec brio vers le comique, tout en conservant une intégrité stylistique confondante. Sa voix de haute-contre, dense et colorée, fait également merveille dans le reste de ses interventions, où il insuffle tout à tour poésie et vigueur. Guilhem Worms confère aux rôles d’Ordonnateur, de Rodolphe et de Pluto un même mélange de fraîcheur et de noblesse, grâce à une voix de basse souple et solidement conduite.
Parmi les membres du Studio Il Caravaggio, tous excellents, on retiendra surtout la Minerve assurée d’Apolline Raï-Westphal, le Carnaval énergique de Mathieu Gourlet, le trop bref esclavon de Léo Guillou-Keredan et surtout le délicat musicien de Jordan Mouaissia, qui subjugue, aux côtés de David Tricou et Guilhem Worms, dans l’un des moments les plus brillants de la partition, le trio « Luci belle, dormite », hommage évident à l’Orfeo de Rossi.
Ce très réjouissant spectacle devrait gagner en cohérence scénique tout au long d’une vaste tournée : on pourra goûter ce Carnaval de Venise le 30 et le 31 janvier à Compiègne, le 5 et le 6 février à Grenoble, le 12 et le 13 février à Sénart, le 1 et le 2 mars à Tourcoing, le 6 mars à Châteauroux, le 14 mars à Brest, les 19, 20, 22 et 23 mars à Rennes, le 27 et le 28 mars à Quimper et le 5 et le 6 avril à Nantes. Quel bonheur que de tels projets existent !