Après une brillante incursion dans la création contemporaine avec Les ailes du Désir d’Othman Louati, la Co[opéra]tive reprend en apparence des chemins plus balisés avec une œuvre d’André Campra. Plus balisé ? Voire… Car son Carnaval de Venise est ici repris pour la première fois, un demi-siècle après sa redécouverte au Festival d’Aix-en-Provence.
Après Compiègne, Grenoble, Sénart, Tourcoing, Châteauroux, Brest, c’est au tour de la maison rennaise d’accueillir le spectacle pour quatre soirées étourdissantes où la fantaisie le dispute à la poésie. Clément Mariage a fort bien relaté l’intrigue légère du quatuor amoureux et infidèle tout comme les enjeux franco-italiens du livret dans son compte-rendu franc-comtois.
Coco Petitpierre et Yvan Clédat sont en charge de tout l’aspect visuel du spectacle et font merveille. Ils donnent corps à l’espace imaginaire du carnaval avec des éléments de bois modulables qui se muent alternativement en arène, en ponts vénitiens ou en labyrinthe comme ceux des villas de Vicence. Se dessine ainsi une carte du Tendre qui dit bien les errements et les intermittences du cœur.
D’abord clin d’œil à la topographie vénitienne, l’espace prend une dimension plus cosmique lorsque des balles de jonglage surdimensionnées envahissent le plateau. Référence au temps du carnaval qui culbute les lois communes, référence aussi aux caprices de Fortune dont la roue fait chavirer les certitudes. Voilà donc la musique des sphères qui évoluent au-dessus des humains dans une orbite délicieusement absurde. De manière toute aussi saugrenue, des glands de passementeries passent par les mêmes fourches caudines du gigantisme pour se faire arbres derrière lesquels se dissimuler. Tout ce fantasque se double d’un travail des matières particulièrement soigné qui réjouit l’œil. Les costumes reprennent tout naturellement ceux de la commedia dell’arte. Les cinq danseurs, grimés en Polichinelle, semblent tout droit sortis de la fresque de Tiepolo au Ca Rezzonico, Arlequins et Colombines envahissent la scène.
La sensualité des velours et des satins dont ils sont revêtus répond à celle de l’Ensemble Il Caravaggio qui joue des couleurs, des timbres, avec une maestria consommée. A sa tête, Camille Delaforge met beaucoup de fraîcheur et de joie dans sa direction enlevée. Avec une remarquable intelligence, une belle sensibilité, elle nuance, texture, les pupitres composant tour à tour un tapis âpre ou soyeux selon le caractère de chaque pièce.
La partition fait la part belle au chœur impeccable d’où émergent régulièrement sept des huit membres du studio d’Il Caravaggio. Cette première promotion a été recrutée pour deux ans afin de se professionnaliser. Parmi ces jeunes artistes talentueux, notons les prestations particulièrement réussies d’Apolline Raï-Westphall, pétillante Minerve, de Clarisse Dalles en Fortune survitaminée ou encore de Jordan Mouaissia tout en délicatesse.

La direction d’acteur de Clédat & Petitpierre pourrait être plus affûtée, la parodie de la gestique baroque enferme certains personnages dans une caricature un peu extérieure, en particulier dans la première partie du spectacle. La jubilation vient surtout lorsque les polichinelles dérèglent la mécanique bien huilée de la comédie sentimentale, échos pertinent aux cabrioles du livret qui concluent l’œuvre par un Orphée aux Enfers en italien assez loufoque.
Déjà parfaitement convaincant en Rodolphe en début de soirée, Guilhem Worms nous régale en Pluton, tout de flammes fumantes vêtu. La basse y brille d’un or sombre et minéral. Les vocalises sont tranchantes, le focus précis.
David Tricou, en tenue d’Eve, campe un Orphée fort drôle et impeccable vocalement.
Anna Rheinold, pour sa part, est plus à l’aise en Léonore qu’en Eurydice, où son medium manque un peu de brillant. La justesse semble également en question.
Elle partage toutefois avec Victoire Bunel – sa rivale dans la première partie du spectacle – un soprano riche et bigarré, de belles qualités d’expressivité, de charme et de vivacité. Le Léandre d’Anas Séguin, le séducteur que se disputent ces dames, porte beau en dépit d’un grain un peu rugueux.
L’ensemble de plateau jouit d’une parfaite maîtrise stylistique y compris un art consommé de la déclamation pour une soirée réjouissante, fidèle tant à l’esprit français qu’à la veine italienne et carnavalesque. Une création à découvrir les 22 et 23 mars à Rennes, le 27 et le 28 mars à Quimper et enfin le 5 et le 6 avril à Angers-Nantes Opera.