Entrée réussie au répertoire de l’Opéra de Lyon du Candide de Bernstein. Dans une salle sold out, malgré la rude concurrence d’un match de football à la même heure (!), le public lyonnais a accueilli avec un enthousiasme justifié une nouvelle production majoritairement américaine et n’a pas lésiné sur les applaudissements.
Tout n’était pourtant pas gagné d’avance, loin de là, puisque le parti pris par Daniel Fish et Annie Parson était diablement risqué, nous le verrons. Daniel Fish, présent essentiellement à New York, travaille aux frontières entre plusieurs formes artistiques, opéra contemporain, théâtre, film ou installation vidéo. Il a signé cette année à l’Opéra du Rhin un spectacle autour du Journal d’un disparu et de l’Amour sorcier. Quant à Annie Parson, cofondatrice du Big Dance Theatre, elle travaille principalement à Broadway et récemment, c’est elle qui a créé les danses pour The Hours au Metropolitan Opera.
Pari risqué disions-nous, puisque en réalité nos deux comparses ont en quelque sorte travaillé contre nature. Annie Parson n’a chorégraphié aucune danse dans ce Candide. Certes la scène est toujours occupée par des figurants (une cinquantaine au maximum) qui se déplacent de façon quasi ininterrompue, mais il s’agit en fait de déambulations permanentes, de marches à peine chorégraphiées. C’est la marche du monde que nous donnent à voir ces figurants, habillés comme vous et moi, où toutes les strates de la société contemporaine sont représentées, figurants parmi lesquels se trouvent les choristes ainsi que les personnages principaux.
© Stofleth
Quant à Daniel Fish, il réduit la conduite d’acteurs à son strictissime minimum. Peut-on même parler de mise en scène dans ce spectacle ? L’idée de départ est que le Candide de Voltaire, certes retravaillé de façon fidèle à l’original il faut le souligner, par Hugh Wheeler, est impossible à mettre en scène. Comment représenter un conte philosophique qui nous déplace en permanence dans l’espace et le temps et qui ne vaut en réalité que par ses enseignements ? Plutôt que de risquer l’infaisable, Fish prend Voltaire au mot et s’en tient à la substance de l’œuvre originale qu’il ne cesse d’interroger sur son sens ultime. Il agrémente le tout d’interventions d’un narrateur qui relie les scènes entre elles en les commentant succinctement ou en philosophant sur les personnages. Exemple de ces apophtegmes : « Les optimistes ont-ils jamais eu raison ? ».
Du coup, non seulement on se passera de mise en scène mais aussi de décors. La scène du théâtre de Lyon est entièrement nue, du sol au plafond, de cour à jardin. Seuls accessoires : les chaises sur lesquelles prennent place les figurants ou les chanteurs et, surtout, une immense sphère transparente, sorte de ballon représentant notre planète, qui, au final du II, de dégonflera dangereusement, rendant compte de la tonalité on ne peut plus pessimiste voulue par Daniel Fish et résumée par cet extrait de Annie Hall de Woody Allen, figurant en exergue du programme de salle : « Pour moi, la vie se divise en deux catégories, l’horrible et le misérable. Dans la première, il y a les malades en phase terminale […] et dans la seconde il y a tous les autres, c’est-à-dire les gens comme vous et moi. Au fond, il faut remercier le ciel d’être misérable parce qu’on a une chance inespérée ». Et, pour enfoncer le clou, Fish nous dit : « Comment se fait-il, en dépit de montagnes de plus en plus hautes de preuves du contraire, que les gens continuent de croire que tout va bien se résoudre à la fin ? ».
Parti pris minimaliste donc, mais qui se tient, même si certaines options nous laissent perplexes : des jets récurrents de mousse et des signes un rien ésotériques proposés par les figurants, sans qu’on en comprenne bien le sens. Au final, ce qui nous est donné de voir s’approche d’une version de concert, dans laquelle les chanteurs ne s’adressent pas les uns aux autres, mais au seul public et transforme Candide en une sorte d’oratorio profane sur la fin du monde.
© Stofleth
Ce qui nous est donné d’entendre est du meilleur acabit. Commençons par la Cunégonde de Sharleen Joynt qui remplace Andrea Carroll, initialement prévue. L’Europe a très peu l’occasion de l’entendre puisqu’elle défend le grand répertoire de colorature essentiellement Outre-Atlantique. Son « Glitter and be gay » nous envoie le feu d’artifice attendu avec contre mi-bémol obligés, glissades et roucoulades sans aucune difficulté apparente. L’aisance sur scène est impressionnante, la voix est assurée, tranchante, même si le métal est un peu froid. Les médiums sont un peu moins audibles dans les ensembles, mais Joynt restera pour nous une révélation. Le Candide de Paul Appleby est tout simplement parfait. Son ténor est juste du début à la fin, le phrasé soyeux, le timbre captivant et une incroyable longueur de souffle qu’il nous donne par deux fois d’admirer : en conclusion du « It must be me » au I puis du « Nothing more than this » au II. Derek Welton est un Pangloss au baryton sûr de même que celui de Sean Michael Plumb (Maximilien), capable également de bien monter les étages de la gamme. Magnifique présence sur scène de Tichina Vaughn en Vieille dame ; elle en impose par sa stature certes, mais surtout par l’ampleur et la chaleur de la voix. Vibrato large, mais pas envahissant, elle a gagné tout au long de la représentation en assurance. Peter Hoare chante les trois personnages du Gouverneur, de Vanderdendur et de Ragotski avec autant d’implication et de réussite. Copie parfaite enfin pour la Paquette de Thandiswa Mpongwana.
Candide est une partition que Wayne Marshall connaît bien, ainsi que le répertoire américain en général qu’il défend tant aux Etats-Unis qu’en Europe. On a du mal à imaginer que l’orchestre de l’Opéra de Lyon joue cette pièce pour la première fois. Le mérite revient au chef d’avoir si bien su rendre ce qui fait le sel de l’orchestre de Bernstein : lyrisme, légèreté, rythmes endiablés ou au contraire gravité et austérité. Satisfecit à partager avec les chœurs de l’Opéra de Lyon qui s’emparent sans faiblesse de leur partie.