Le devenir des mises en scène d’opéra est toujours des plus mystérieux. Ainsi, la Carmen du metteur en scène espagnol Calixto Bieito, créée en 1999 au Festival de Peralada à grand fracas, continue de diviser. Elle s’est pourtant avec le temps muée en un incontournable des grandes scènes internationales, de Vienne à Venise, en passant par Barcelone. Ce soir, c’est ainsi déjà à la 47e reprise de cette production que l’on assiste à l’Opéra de Paris depuis 2017. Pour cette nouvelle série, l’Opéra national de Paris a particulièrement soigné la distribution vocale : débuts scéniques de Michael Spyres en Don José (après une incarnation remarquée en version de concert en 2017 au TCE), et premiers pas en France de Gaëlle Arquez dans le rôle-titre, après plusieurs prestations à l’étranger.
Mise en scène tranchante et desespérée
La vision de Calixto Bieito du chef-d’œuvre de Bizet a été maintes fois commentée sur notre site. Cette transposition dans l’Espagne franquiste des années 70 est très marquante visuellement : éclairages lugubres, atmosphère proche du sordide, images spectaculaires à l’instar du gigantesque taureau qui s’écroulera sur le sol avant le début du 4e acte. La scénographie a le mérite d’utiliser parfaitement l’immense espace de l’Opéra Bastille, que ce soit en le remplissant ou en le mettant à nu comme lors du très réussi dernier acte où c’est une arène tracée à la craie qui fait office de décor à la confrontation finale entre Carmen et Don José. Au-delà du chic et du choc, la mise en scène de Bieito s’avère au final relativement classique, avec une direction d’acteurs très resserrée. Si son caractère excessif et quelque peu réducteur – Carmen n’est pas que drame et violence – peut agacer, elle s’avère en tout cas très lisible. On gage que toute personne découvrant ce soir Carmen pour la première fois n’aura rien perdu du sens ni de l’intrigue ; on ne saurait en dire autant de toutes les mises en scène contemporaines.
© Guergana Damianova / ONP
Gaëlle Arquez, une Carmen de tragédie lyrique
Parfaitement à l’aise dans la tessiture du rôle-titre, Gaëlle Arquez est une Carmen au phrasé délicat et tout en finesse. Grâce sa formation de danseuse, la mezzo française affiche une grande aisance scénique. La Habanera comme « Près des remparts de Séville » coulent de source et l’on voit ensuite une Gaëlle Arquez sauter de voiture en voiture avec une belle insolence. De son expérience dans la tragédie lyrique baroque, la chanteuse apporte élégance et précision dans la déclamation, conférant une densité toute particulière à certains passages à l’instar du superbe « Je ne suis pas femme à trembler » du 3e acte. Gaëlle Arquez n’est finalement poussée dans ses derniers retranchements qu’à la toute fin de l’opéra, où, dans l’immense vaisseau de l’Opéra Bastille, son affrontement avec Don José manque quelque peu de puissance et de dramatisme.
De la prestation du très attendu Michael Spyres, on ne sait que louer le plus. Il fait preuve d’une remarquable aisance sur toute l’étendue de la tessiture, depuis ses graves pénétrants jusqu’à ses aigus somptueux. Scéniquement, il bouleverse en Don José perdu et désespéré. Sa projection insolente et sa diction parfaite, jusque dans les dialogues, en font l’interprète idéal du rôle sur la scène de l’Opéra Bastille.
© Guergana Damianova / ONP
Le choc Adriana Gonzalez
Adriana Gonzalez, ancienne membre de l’Académie de l’Opéra national de Paris de 2014 à 2017, chantait pour deux soirs son premier grand rôle dans l’institution. N’y allons pas par quatre chemins, sa Micaëla est un miracle absolu et nous donne à vivre l’un de ces soirs où l’on a la conviction de voir pour la première fois une future étoile du chant lyrique. Le timbre est somptueux, les aigus à se damner, avec de subites messa di voce qui semblent irréelles. Son duo avec Michael Spyres dans « Parle de moi de ma mère » constitue assurément le grand frisson de la soirée. Nul doute qu’on reverra la soprano guatémaltèque sur les plus grandes scènes lyriques – elle est d’ailleurs déjà annoncée en Comtesse des Noces de Figaro pour un prochain Festival de Salzbourg.
L’Escamillo de Lucas Meachem est de belle facture : voix percutante, belle présence scénique. Les rôles secondaires sont enfin tous excellement tenus, en particulier l’irrésistible duo entre la Mercedes d’Adèle Charvet (quel luxe !) et la Frasquita d’Andrea Cueva Molnar.
Fabien Gabel dirige avec poigne et précision l’Orchestre de l’Opéra de Paris. On mentionnera toutefois qu’un dramatisme plus exacerbé s’accorderait peut-être davantage à la véritable tragédie qui se déroule sous nos yeux.
Mise en scène marquante, distribution étincelante : cette première série de Carmen de la saison 2022/2023 de l’Opéra national de Paris se clôt de la plus belle des façons. La production sera reprise du 28 janvier au 25 février 2023 avec une distribution renouvelée : Clémentine Margaine incarnera le rôle-titre, aux côtés du Don José de Joseph Calleja, de la Micaela de Nicole Car et de l’Escamillo d’Étienne Dupuis.