Représenter Carmen salle Favart, c’est prendre le taureau par les cornes. Afficher en effet l’œuvre phare de Georges Bizet – et de tout le répertoire lyrique ! – dans les lieux même de sa création tient de l’entreprise à risque : on touche au mythe, on réveille les fantômes et, en même temps, on redonne à l’ouvrage sa juste dimension, celle d’un et de l’Opéra-comique.
Avec Sir John Eliot Gardiner à la direction d’orchestre et Anna Caterina Antonacci dans le rôle titre, Jérôme Deschamps et son équipe ont mis toutes les chances de leur côté. Le premier – John Eliot Gardiner – dépoussière allégrement la partition, lui restituant ce souffle qu’un excès de popularité avait fini par vicier. Voilà enfin une Carmen amincie, vivante, percutante qui sans rien perdre de ses élans lyriques, ni de sa force d’expression – l’ouverture aveuglante de clarté, l’entr’acte du IV éclatant –, retrouve une seconde jeunesse. Quelques décalages avec les chœurs et un cor égaré dans l’air de Micaëla sont péchés de première ; tout devrait rentrer dans l’ordre au fil des représentations.
La seconde – Anna Caterina Antonacci – à défaut d’un timbre gorgé de soleil, dispose d’une palette de couleurs qu’elle utilise en tragédienne consommée. Teint clair (mais l’ambitus du rôle, on le sait, autorise tous les types, soprano comme mezzo-soprano), articulation précise même si un peu exotique dans les dialogues parlés, inflexions surprenantes, plus proches parfois de la comédie musicale que de l’opéra, composent une gitane qui sans être une de ces moricaudes à la chair brûlante, n’en possède pas moins le décolleté humide et l’œil arrogant. Une présence plus qu’une voix ; Bizet n’envisageait pas Carmen autrement.
Autour d’eux, un plateau homogène d’où émerge la Micaëla d’Anne-Catherine Gillet, dont la présence acérée parvient à rendre intéressant un personnage qui trop souvent transpire l’ennui, et le Moralès de Riccardo Novaro pour qui on a eu la bonne idée de rétablir à l’acte I la scène de l’Anglais. Nicolas Cavallier compense par la diction l’absence de lustre dans l’aigu, nous rappelant au passage combien la tessiture d’Escamillo est inconfortable. Andrew Richards rachète par l’engagement des accents qui font de Don José un cousin basque de Turiddu (Cavalleria Rusticana figure d’ailleurs à son répertoire). L’air de la fleur empoigne avec – on n’osait l’espérer – le fameux si bémol négocié en voix de tête mais piano. Le duel du III se satisfait d’une certaine brutalité, le duo final balayant les dernières réserves par le désespoir sauvage, quasi christique, qui l’anime.
Pourquoi, avec tous ces atouts en main, avoir bigorné la partie en faisant appel à Adrian Noble ? En voulant éviter la carte postale et le folklore (sic), le metteur en scène britannique, malgré un dispositif ingénieux d’hémicycle qui, selon les actes, sert à la fois de place, de taverne et d’arène, met les deux pieds dans la convention : cigarières jupe relevée sur les cuisses, chorégraphie fluide mais scènes de combat dyspnéiques et mouvements de foule maladroits. Une feria de Séville aux allures de frairie ne parvient heureusement pas à enrayer l’à propos d’un Monteverdi Choir au meilleur de sa forme.