La Carmen de Bizet est-elle le premier opéra vériste ? L’encre n’a pas manqué, depuis presque 140 ans, pour évoquer cette question sur laquelle règne, comme le rappelle Piotr Kaminski, un large malentendu.
Emilio Sagi, dans cette co-production avec le Théâtre municipal de Santiago du Chili, a choisi de répondre à cette question par l’affirmative, non sans cohérence. Son travail est visuellement remarquable.
Plongeant le drame dans l’Espagne pré-guerre civile, si l’on en croit les uniformes et les costumes, le metteur en scène utilise de nombreuses références à une péninsule imaginaire, qui l’était d’ailleurs pour Bizet lui-même. En témoignent les quelques chorégraphies flamenco spectaculaires et très réussies de la scène de l’auberge ou du dernier acte. Réglées notamment pour les interludes par Nuria Castejón, elles n’apportent pas grand chose en soi, mais sont à tout le moins très efficaces. La pantomime du combat dans l’arène pour l’interlude du 4e acte, réalisée par un danseur époustouflant, est un modèle de finesse et de puissance.
Emilio Sagi construit une progression dramatique qui fait de plus en plus place à la violence, parfois gratuite, de la gifle de Zuniga à José qui a laissé Carmen s’échapper, à l’extrême tension de la scène finale, la plus réussie de cette mise en scène sobre et réaliste. L’auberge de Lillas Pastia est l’antre modeste des bandits et son tenancier, barbu ventripotent curieusement travesti en danseuse de flamenco et qui ressemble à s’y méprendre au chanteur Carlos déguisé en Rosalie, y règne en parrain. La fin de l’acte constitue d’ailleurs le signal du basculement brutal dans la descente aux enfers de Don José : l’exécution par Lillas Pastia de l’encombrant Zuniga d’une balle dans la tête est en quelque sorte le signal bien inutile qu’aucun retour en arrière ne sera plus possible. Mais le metteur en scène appuie parallèlement les effets festifs de l’œuvre à chaque occasion : les danseurs ne sont jamais bien loin, l’entrée de tous les protagonistes de la corrida qui va suivre est un défilé joyeux, lumineux et coloré.
Ces contrastes s’appliquent également parfaitement aux personnages grâce à une vraie direction d’acteur, convaincante et adaptée. Les seconds rôles sont tous de bon niveau, y compris dans leur jeu : le Moralès façon « Lou Ravi » d’Alexey Bogdanchikov, très bien chanté, est un nigaud amusant tandis que Gianfranco Montrésor campe un Zuniga solide et crédible malgré un français hésitant. La Frasquita d’Hannah Bradbury comme la Mercédès de Theresa Holzhauser s’acquittent fort bien de leurs interventions, avec une mention spéciale pour la première, voix acidulée qui se joue des ensembles. Mario Nistico et Pietro Picone sont un Dancaïre et un Remendado corrects.
© Luciano Romano
Clémentine Margaine connaît bien sa Carmen, qu’elle a déjà incarnée à plusieurs reprises et qui est à ce jour son rôle fétiche. Elle dessine d’abord un personnage très négatif, presque méchant, allumeuse ironique qui agace autant qu’elle séduit. Puis, presqu’imperceptiblement, cette Carmen détestable devient la femme libre de choisir d’abord et avant tout le sens de sa vie, bien avant ses amants et ses amis. Plus calme, moins caricaturale, grave même lors de la marche des contrebandiers, la voici subitement presque rangée au bras d’Escamillo lors du défilé des héros de l’arène, en Sévillane resplendissante, loin de la cigarière du 1er acte. Sa performance lors de la scène finale, entre fermeté et angoisse, est remarquable. Sa voix chaude, puissante, très bien projetée et nuancée est idéale dans ce rôle dont elle se joue sans difficulté, mais dont elle sort visiblement fatiguée, comme soucieuse. Parmi les bémols, elle pourrait ici ou là soigner sa diction et se débarrasser des coups de glotte et autres minauderies désagréables avec lesquels elle se moque de Don José au second acte.
Dmytro Popov, appelé pour remplacer Alexandre Antonenko, est un Don José timide et gauche, attiré malgré lui vers son destin, dépassé par les événements, hésitant jusqu’au bout (c’est Carmen qui ira vers la pointe du poignard). Anti-héros presque pathétique et qui suscite d’emblée la plus grande sympathie, il déploie une belle voix de ténor, puissante sans être tonitruante, colorée, capable de pianissimi dignes d’un Alagna (la reprise du « ô souvenir du pays » est stupéfiante, tout comme « la fleur que tu m’avais jetée »), le tout dans un français très convenable.
L’Escamillo de Kyle Ketelsen laisse, lui, une impression plus mitigée. Le personnage est parfaitement crédible, orgueilleux, prétentieux même, parfaitement joué dans cet autre contraste entre un Don José indécis et torturé et le torero sûr de lui. Mais si la belle voix, très sonore, du baryton séduit d’emblée, certains aigus plus difficiles et quelques engorgements montrent des limites inattendues et décevantes.
Enfin, Eleonora Buratto campe une Micaëla à mi-chemin entre la jeune femme naïve et presqu’écervelée qu’en font certaines productions et la femme plus consciente du danger que lui fait courir Carmen et des faiblesses de Don José. Le metteur en scène explique avoir voulu en faire une sorte de contraire de Carmen, son « pendant féminin », qui cherche à séduire José avec d’autres armes. De fait, la jeune femme timide du début laisse place à celle qui, dans la montagne, se plante devant Carmen pour la défier. La jeune soprano s’acquitte de son rôle avec beaucoup de soin, de finesse et même de délicatesse, même si sa voix est plus à l’aise dans le registre haut. Seul bémol de taille là encore, une diction souvent très brouillonne.
Le chœur est remarquable, quoi que parfois trop éparpillé – ce qui nuit à sa cohésion. Mais la palme du français distinctement déclamé revient au chœur d’enfants, turbulent mais appliqué, très bien préparé.
Sous la baguette d’Emmanuel Villaume, l’orchestre scintille, virevolte, gronde… mais il ne chante pas assez pour autant. Extrêmement démonstratif, voire frénétique, le chef est une sorte de Bruce Willis de la direction d’orchestre. Pas de pastels mozartiens mais des contrastes violents, tranchants, comme une synthèse du spectacle. Même s’il est enthousiasmant, notamment dans les ensembles, Villaume n’échappe pas à une certaine grandiloquence, écrasant volontiers les cordes sous les cuivres et les percussions. Il sort de cette course effrénée rincé dans tous les sens du terme, sous les acclamations du public tant ce tourbillon est entraînant et tant l’orchestre s’en acquitte brillamment. Mais la musique de Bizet n’est pas qu’un paquet de nerfs à vif.