Des héros psychiquement fragiles dans un univers dépravé, loin des espagnolades et du monde des gitans, affichant pour la première fois dans le rôle titre, Vivica Genaux, chanteuse à la silhouette féline et à la voix singulière, spécialiste du baroque et du bel canto rossinien… La proposition de Frédéric Roels pour une Carmen résolument différente était alléchante.
Un dispositif scénique intelligent, de belles lumières créant quelques images marquantes, par exemple le premier duo d’amour entre Carmen et José, d’excellents chœurs bien intégrés dans l’action, des costumes contemporains débraillés mais nous révélant les jambes somptueuses d’une Carmen vêtue d’un short en jean effiloché… Tout cela ne suffit pas à convaincre du bien fondé de cette lecture transposée dans un monde interlope qui prive le chef d’œuvre de Bizet de son exotisme et de son envoûtante sensualité. A contrario, la cruauté et la pulsion de mort sont surexploitées par d’aberrants jeux de scènes ajoutés.
Dès le début, le ton est donné. Foin de l’habituelle galanterie bon enfant d’un corps de garde désœuvré (ici constitué par des bérets bleus en treillis) Micaëla, forcée à s’agenouiller dans une flaque d’eau (qui se teindra plus tard du sang de Carmen), échappe de peu au viol… Sur ce, quand survient au son des clairons le chœur de gamins, cela se termine par une brimade malsaine consistant à attacher l’un d’entre eux à un poteau, pantalon baissé jusqu’aux pieds et à s’enfuir en riant, laissant le souffre-douleur seul avec les soldats… Selon la note d’intention du metteur en scène figurant dans le programme, Carmen serait victime d’un « passé affectif tourmenté dans le rapport au père qui mériterait d’être creusé » et Don José, lui, serait « un mauvais garçon en phase de rachat ». Quant à Escamillo, il représenterait « un archétype du mâle fort qui tue la bête » mais révélerait « sa part de féminité » car, surmontant sa peur à l’instar de Micaëla, il traverse la nuit pour retrouver son amour. Soit. Cette chronique ne prétend ni réfuter une analyse mûrement réfléchie ni répertorier les idées qui en découlent, mais elle ne peut ignorer leurs conséquences.
Par moments (au premier acte surtout), malgré la qualité des musiciens et la compétence du chef, Luciano Acocella, la géniale musique de Bizet avec sa partition contrastée qui ne souffre aucun relâchement dans son intensité bouillonnante est comme alourdie, affadie, voire ralentie. Et, même s’ils servent loyalement une direction d’acteurs ô combien nourrie, il est probable que les chanteurs subissent nécessairement ses effets pervers dans leur interprétation des personnages. Notons toutefois pour l’ensemble de la distribution, y compris les chœurs, une excellente diction française qui rend les mots limpides. Ce qui est assez rare pour être salué, mais produit aussi une certaine incohérence entre les gestes et les paroles.
Les seconds rôles masculins, Philippe-Nicolas Martin (Moralès), Lionel Peintre (Le Dancaire) Xin Wang (Remendado) méritent d’être mentionnés pour leurs prestations vocales et leur engagement théâtral. Les délicieuses Tatyana Ilyin (Mercèdes) et Jenny Daviet (Frasquita) apportent une bouffée de fraîcheur, en particulier dans la scène des cartes avec Carmen. Doté d’une bonne voix de basse, Julien Véronèse manque cependant de l’énergie et de l’autorité requises pour donner du relief à l’entreprenant officier Zuniga.
Pauline Courtin (Micaëla) et Christian Helmer (Escamillo) nous charment, elle, par sa ligne de chant et sa spontanéité, lui, par son timbre flatteur, son physique avantageux et sa belle assurance. En revanche, Florian Laconi peine à assumer le rôle de Don José dont il n’a guère les moyens : voix instable et peu séduisante, absence de nuances, manque de souffle, aigus poussés, rendent son chant inconfortable pour le chanteur comme pour l’auditeur.
Quant à Vivica Genaux dont la voix de mezzo particulière et l’agilité bien connue laissaient espérer une Carmen originale, capable de séduire par son élégance naturelle et sa personnalité, force est de constater qu’en dépit de ses atouts, elle ne parvient pas à s’imposer vraiment dans cette prise de rôle hasardeuse. Le timbre nasal manque de sensualité, les graves sont quasiment absents, la vibration maxillaire est perceptible… Surtout, la voix insuffisamment enjôleuse ne soulève guère l’enthousiasme du public, ni dans la habanera, ni dans la séguedille… Serait-ce un rejet de la Carmen bohémienne, partagé avec le metteur en scène, qui freine le tempérament ardent de la chanteuse américaine ? Curieusement, à l’inverse de ce que l’on aurait attendu dans ses duos avec Don José (où la chanteuse est souvent desservie par un partenaire qui chante presque toujours forte), les moments de douceur passent mieux que l’ironie et la provocation. Il faudra attendre la tragique scène finale dans laquelle le jeune ténor sait se montrer sincère et émouvant, pour que Genaux, parvenue au climax suprême de l’œuvre, devienne enfin dans un sursaut la Carmen que l’on imaginait.
Reprise à l’Opéra Royal du Château de Versailles, les 14, 16 et 18 octobre