Après Saint-Gall et Ténérife, cette coproduction arrive à St-Etienne, après une escale à Rennes, il y a deux ans. Réussir Carmen impose déjà des solistes pleinement investis. L’opéra de Saint-Etienne réussit le pari d’une équipe extraordinaire d’entente comme de qualités individuelles. La distribution vocale, proche de l’idéal, nous vaut une Carmen subtile, puissante, dont l’évolution est parfaitement maîtrisée. La voix d’Isabelle Druet est somptueuse, le chant ample, timbre sombre aux graves capiteux, avec un soutien et des phrasés admirables. Seul regret : la direction d’acteur ne lui permet pas d’atteindre un jeu pleinement convaincant, traduisant la lascivité ensorcelante, l’effronterie, le tempérament de feu de la bohémienne andalouse. Florian Laconi n’a certainement jamais mieux incarné Don José. La santé vocale, l’aisance, le charme, la distinction, la force, le lyrisme avec le métal, la vérité du jeu forcent l’admiration et nous émeuvent. L’air de la fleur, long cri de passion douloureuse, est éblouissant, et le dernier acte d’un souffle dramatique particulièrement intense et juste. Ludivine Gombert nous vaut une Micaëla touchante, voix égale, longue, bien timbrée aux aigus aisés. Bien que familier du rôle du torero adulé, le baryton ni Martin, ni Verdi, ni basse de Jean Kristof Bouton convainc davantage par le jeu que par la voix, aux graves faibles et dépourvue de la projection comme du panache attendu. Ce sera la seule réserve. Morales , Frédéric Cornille, est un beau baryton, sonore, dont les couplets sont la première satisfaction de la soirée. Jean-Vincent Blot, solide basse, autoritaire et sonore, campe un Zuniga remarquable. C’est particulièrement dans les ensembles (trio des cartes, quintette) que sont valorisées les autres voix. Julie Mossay, Frasquita délurée, Anna Destraël, Mercédès capiteuse, comme le Dancaïre de Yann Toussaint et le Remendado de Marc Larcher sont extraordinaires. Couleurs, équilibre, projection, intelligibilité, leurs ensembles forcent l’admiration. Les chœurs n’appellent que des éloges. Celui des enfants, déjà, pittoresque, charmant, mais aussi et surtout les nombreux numéros de la partition où, militaires, cigarières, contrebandiers, public des arènes, se voient confier un rôle important. Leur puissance, leurs timbres, la cohésion ainsi que leur parfaite articulation méritent d’être soulignées.
Carmen (acte 3) © Cyrille Cauvet
Alain Guingal connaît bien l’ouvrage, qu’il a souvent dirigé. L’efficacité dramatique, l’intensité expressive sont bien au rendez-vous. Cependant, routine ou parti-pris, on s’étonne de la lecture sans relief que nous offre parfois l’orchestre symphonique de Saint-Etienne, dès le prélude. A la nonchalance à laquelle invite la première scène (« Sur la place, chacun passe… ») est substituée une fébrilité qui dérange. La légèreté, les respirations instrumentales sont fréquemment oubliées, les hispanismes quelque peu gommés, la couleur estompée. Ductile, parfait d’attention pour le trio des cartes, vocalement et dramatiquement remarquable, l’orchestre ne parviendra à une plénitude chaleureuse, subtile, dramatique incontestable qu’aux derniers actes. Les bois (malgré une flûte quelconque dans l’entracte précédant le III) auront également attendu pour conjuguer leurs timbres.
Les jeunes occupaient principalement les tout premiers rangs des fauteuils d’orchestre. D’un seul mouvement, spontané, ils se levèrent au baisser du rideau pour crier leur enthousiasme, suivis de tout le public. Les longues acclamations comme l’attente de plusieurs dizaines de personnes à la sortie des artistes, témoignent du bonheur des spectateurs pour cette réalisation, dont les qualités sont manifestes.
Pourtant, la mise en scène de Nicola Berloffa interrogeait au début. Elle fonctionne dans un cadre unique, charpente brunâtre à combinaisons ingénieuses, particulièrement au dernier acte, où les choristes assistent, dos au public, à la projection d’extraits opportunément empruntés au film muet de Lubitsch (1918). Le premier acte paraît figé, sans imagination ni couleurs. Ponctuellement, l’invraisemblable affleure (un coup de petit sac de Micaëla envoie un homme athlétique au sol …), les choristes sont plus souvent plantés comme des poireaux que doués d’une vie autonome. L’artifice y est patent. Le deuxième, chez Lilas Pastia, avec sa belle chanson andalouse et le quintette, puis celui dans la montagne sont mieux servis par la mise en scène et la direction d’acteurs. Le dernier fait oublier toutes les réserves tant sa justesse, son inventivité, sa force expressive sont patentes. Les costumes d’Ariane Isabell Unfried, cohérents, déçoivent par leur caractère sombre, grisâtre. Autant ils sont aussi légitimes pour les migrants que les contrebandiers devenus passeurs, autant surprennent les uniformes et sous-vêtements noirs, comme les combinaisons des cigarières, sous de courtes blouses, sable, chaussées d’élégants talons hauts, les pelisses, les costumes de la foule allant aux arènes. Les danseuses sont en jaune, et la coupe de leur habit renvoie au film, mais la première apparition de Micaëla se fait dans une robe de dentelle… rouge. On ne comprend pas, tout comme les éclairages qui maintiennent le plateau dans une semi obscurité quasi invariable. Où sont la lumière, le soleil brûlant ? Au total, une réalisation exemplaire par ses qualités vocales, inégale quant à sa mise scène et à son travail orchestral, mais il est vrai que c’était la première. Les Stéphanois auront droit à trois représentations de cette Carmen. On se prend à regretter qu’une telle équipe, brillante, jeune, totalement engagée, n’ait pas davantage d’occasions d’offrir le fruit de son travail.