A trop s’attacher aux performances de l’interprète, l’aigu, le médium, la manière dont elle ou il a surmonté tel obstacle ou contourné tel autre, le trille, le squillo, le piano, la mezza-voce ou la messa di voce, on finirait par oublier que l’Opéra est d’abord une aventure collective. De même que le genre se veut la conjonction de différentes disciplines artistiques, la représentation ne repose pas seulement sur les seules cordes vocales du divo ou de la diva mais sur l’union de tous les talents scéniques et artistiques.
La rediffusion en streaming de Carmen, captée en juillet 2017 à la Bastille nous met face à cette évidence. De la mise en scène de Calixto Bieito, on a beaucoup glosé. Transposition ne signifie pas forcément trahison. Lecture moite et sexuée d’un drame qui somme toute ne fait pas dans la dentelle : où est le problème ?
Qu’Elīna Garanča soit aujourd’hui une des Carmen les plus plausibles scéniquement et vocalement ne fait aucun doute. Que Roberto Alagna trouve en Don José un de ses meilleurs rôles n’est pas davantage discutable, lui qui chante le français comme on respire, d’une des plus belles voix de ténor que ces trente dernières années nous aient donnée.
© Opéra national de Paris
Mais quel est le mérite du meilleur des brigadiers et de la plus fatale des cigarières lorsqu’on les considère individuellement ? Une Habanera torride, une fleur joliment jetée, soit des bribes de musique au sein d’une partition, comme si on pouvait apprécier un tableau de maître en ne s’attachant qu’à des détails dispersés ci et là au hasard de la toile. Voilà ce qui s’appelle faire fausse route.
Si cette représentation de Carmen balaie d’un revers de muleta toutes les réserves que pourraient susciter telle ou telle composante du spectacle, c’est qu’il existe une alchimie rare entre ses deux principaux interprètes. Non parce que c’est Elīna Garanča ou parce que c’est Roberto Alagna mais parce qu’ensemble, tout au long de la représentation, ils dégagent une telle passion qu’il devient inconcevable d’imaginer un autre visage et une autre voix pour le couple formé par Carmen et Don José. En cette progression dramatique qui fait de l’opéra de Bizet un chef d’œuvre que l’on ne se lasse pas de voir et revoir, la tension atteint son paroxysme dans le duo final où, frissonnant, l’on en vient à craindre que ni l’un, ni l’autre ne sortent indemnes de la confrontation. Qu’en est-il alors des conventions d’un genre que l’on dit artificiel et boursouflé ? Illusion ? Chimères ? Soit mais, en un paradoxe étonnant, quelle autre forme artistique peut prétendre atteindre ainsi une telle vérité ?
>> Lire le compte rendu détaillé de la représentation par Christian Peter