Même si Iolanta a depuis peu rejoint Eugène Onéguine et La Dame de pique dans la programmation des maisons d’opéra occidentales, il reste plusieurs œuvres lyriques de Tchaïkovski à explorer. On entendra prochainement en concert à Genève et à Paris La Pucelle d’Orléans, l’Opéra de Lyon avait jadis mis Mazeppa à l’affiche, mais il faut aller plus loin pour voir d’autres titres plus rares encore : à Caglieri en 2000 ou à Londres en 2009 pour Tcherevitchki, et à Lisbonne en 2002 pour L’Enchanteresse, créé hors-Russie dans cette production de David Pountney que le Teatro San Carlo a eu la bonne idée de reprendre pour la création italienne de l’œuvre.
Que manque-t-il à cet opéra qui précède La Dame de Pique pour avoir connu un succès international ? La musique en est fort belle et inclut quelques airs remarquables, même si Tchaïkovski n’y atteint pas les mêmes sommets que dans ses chefs-d’œuvre incontestés. Surtout, ce qui a dû empêcher L’Enchanteresse de vivre, c’est son livret, ou du moins ce qu’il en resta après que le compositeur eut obligé Chpajinski à passer de cinq à quatre actes, puis qu’il eut lui-même taillé dans les deuxième et quatrième actes, les répétitions ayant révélé que l’opéra était encore trop long. Inévitablement, le résultat final manque de cohérence dramatique, un personnage-clef disparaît subitement et l’action prend de brusques virages imprévus.
Il faut donc rendre grâce à David Pountney d’avoir fait le maximum pour injecter le maximum de sens et de logique dans cette intrigue, tout en réussissant un spectacle visuellement superbe. Le metteur en scène britannique a dépouillé ce drame familial de ses oripeaux moyenâgeux pour nous conter une histoire digne de Tolstoï ou de Dostoïevski. L’aristocratie russe représentée par le prince, la princesse et leur fils bascule dans la tragédie à cause d’une perturbatrice prénommée Nastassia, tout comme l’héroïne de L’Idiot. Le livret fait d’elle la tenancière d’une sorte de cabaret où les hommes viennent chercher les plaisirs de la danse et du vin : il n’y avait qu’un petit pas à faire pour voir en elle une grande horizontale, à la tête d’une « maison » où officient des courtisanes de luxe, ce qui nous vaut de somptueux tableaux dignes d’un James Tissot, où des dames vêtues de magnifiques robes à tournure évoluent parmi les messieurs en frac. A la fin du drame, alors que le prince bascule dans la folie après avoir tué son fils – tous deux étaient épris de Nastassia – on retrouve l’image initiale présentée pendant l’ouverture, où cette famille en apparence encore unie prenait son repas, servie par une armée de domestiques.
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Actuellement titulaire au Maryinski des plus grands rôles du répertoire russe ou occidental (elle vient justement d’y interpréter Nastassia Filipovna dans L’Idiot de Weinberg), Maria Bayankina est un superbe soprano dramatique qui serait parfaitement à sa place en Lisa de La Dame de pique. Dotée d’un physique avantageux, ce qui ne gâte rien dans ce genre de rôle, la chanteuse possède une voix puissante d’un bout à l’autre de la tessiture. A ses côtés, on remarque également Lioubov Sokolova dans le rôle de la princesse, qu’elle a déjà chanté à Erfurt, où Tatjana Gürbaca avait mis en scène L’Enchanteresse en 2012. Ce beau mezzo typique de l’école russe prête un timbre émouvant à ce personnage d’épouse dédaignée, assez courant dans les opéras slaves. Bien qu’à peine trentenaire, Yaroslav Petryanik se glisse dans la peau du prince Nikita, dont les airs lui permettent d’émettre des aigus impressionnants. Le ténor Nikolaï Emcov, au physique un peu mûr pour le jeune prince Youri, a la voix solide à défaut d’être séduisante. Déception en revanche avec Alexei Tanovitski en Mamyrov : là où on l’aurait voulu une basse aux graves sonores, au timbre noir, l’on n’a droit qu’à une sorte de grisaille généralisée et à un chanteur régulièrement couvert par l’orchestre malgré l’excellente acoustique du San Carlo. Autours de ces cinq figures centrales s’agitente toute une troupe de protagonistes beaucoup plus épisodiques, pour la plupart issus des pays de l’Est de l’Europe, parmi lesquels on distinguera notamment le Balakine d’Artyom Melihov et le Païssi de Savva Hastaev. De la Nenila de Lioudmila Gradova, on retient plus le jeu de l’actrice – David Pountney la transforme en folle du logis – que le peu qu’elle a ici à chanter.
Dirigé par Zaurbek Gugkaev, lui aussi tout droit venu du Théâtre Maryinski (c’est lui qui était à la tête des représentations de L’Idiot mentionnées plus haut), l’orchestre du San Carlo souligne les beautés d’instrumentation de cette partition, tandis que le chœur n’a finalement que peu d’occasions d’intervenir : passé le premier acte, placé sous le signe de la liesse générale, l’œuvre se resserre sur les confrontations entre les personnages principaux.