On a un peu oublié Jean-François Regnard, et c’est bien dommage. « Le meilleur poète comique après Molière » écrivait à son sujet Voltaire. A partir du canevas bien connu de la folle supposée, il écrit en 1700 ses « Folies amoureuses », en 3 actes et en vers, créées en février 1701. Plus d’un siècle après, Castil-Blaze s’en empare, réécrit l’ouvrage, en trois actes, réduits à deux en 1866 (1). Sans doute a-t-il lu Sade (Aline et Valcour), puisqu’il rebaptise le couple central : Agathe devient Léonore, et Eraste, Valcour. Ce sera une sorte d’ultime écho au théâtre de la Foire, au vaudeville, avant que naisse l’opérette. On ne compte plus les ouvrages dramatiques et lyriques fondés sur le canevas du tuteur jaloux voulant épouser sa pupille, qui se fait berner par le soupirant et son valet, aidés par la servante du barbon. Ni ceux où la simulation de la folie participe à la résolution heureuse de l’union des amants.
Deux ans après avoir été créé à Lyon, notre « opéra-bouffon » fut donné en Avignon pour l’ouverture de son Théâtre, en 1825. Aussi Frédéric Roels a-t-il choisi l’ouvrage, dont l’auteur est resté attaché à ses racines du Comtat Venaissin, pour marquer le deux-centième anniversaire de l’institution qu’il dirige. Notre siècle n’apprécie guère le pastiche (pasticcio) qu’à travers le monde baroque. L’assemblage de musiques empruntées à diverses œuvres pour illustrer une action dramatique est un exercice difficile, qui nécessite une intrigue et un texte de qualité, et rares sont maintenant ceux qui s’y aventurent avec succès. Tel n’était pas le cas sous la Restauration, où le Théâtre Italien n’avait pas cessé d’en donner. Le très sérieux Journal des Débats écrivait ainsi : « Si l’on excepte les opéras de Mozart, les plus belles partitions dramatiques sont toutes des pastiches. » (2). Dans le droit fil de cette tradition, donc de la Foire, Castil-Blaze détourne les airs qu’il retient, avec une intention humoristique, car la plupart étaient connus de son public d’alors. Ce soir, rien de tel (3).
Pour avoir choisi de découvrir Les Folies amoureuses, sa source, son livret et sa partition avant d’assister au spectacle, comment taire notre déconvenue ? Comment sortir heureux, le cœur léger d’un opéra-bouffe dénaturé en un manifeste féministe, dont la fin, désabusée, avec mise en abîme, nous présente l’amant dans la loge de sa partenaire, exerçant froidement une autorité qui vous glace ? Est-ce là le moyen de réhabiliter un ouvrage propre à conquérir tous les publics, par son esprit, qu’il s’agisse du texte, savoureux, ou des musiques ? Le choix et l’assemblage des récitatifs, airs et ensembles, atteste l’immense culture musicale de Castil-Blaze, dont la prosodie est rarement prise en défaut. Mais surtout leur adéquation à l’action est irréprochable. Notre auteur trouve même le moyen d’insérer un fragment du concerto alors le plus connu (« L’orage » de Steibelt). Comme indiqué plus haut, le public de la Restauration connaissait les airs dans leur version originale, et était en mesure d’en apprécier leur détournement délibéré. Ce soir, rien de tel, un patchwork, où la gravité du sujet plaqué par la mise en scène – les violences faites aux femmes – annihile toute légèreté. La comédie perd son âme, reléguée à l’état de prétexte. Le sourire et le rire sont le plus souvent estompés, voire gommés. La conviction fait défaut, le jeu des acteurs paraît figé, partagés qu’ils sont entre le comique de l’original et la lecture distanciée qu’impose le work in progress… Les chanteurs répètent, souvent partition en main, et la direction d’acteur se réduit à trois fois rien, alors que la comédie appelle des effets, un jeu et des intonations spécifiques. Où sont passées la gaieté, la verve, l’ironie ? C’est à la musique, seule, que l’on doit les moments d’émotion, et fort heureusement nous n’en avons pas été privés, malgré le contexte.
Vous l’aurez compris, on ne partage pas l’a priori – constant, comme sa Traviata limougeaude l’atteste – de Chloé Lechat considérant qu’une œuvre semblable ne peut plus être jouée au premier degré, sa lecture devant « réapprivoiser les partitions du passé et se projeter dans une société plus féministe, consciente des évolutions sociales menées et encore et toujours à mener ». Pour ce faire, elle retranchera du texte plusieurs passages, dont celui où Léonore détaille son délire (« à 27 ans, j’avais 14 enfants… »). L’ajout de deux chansons contemporaines, évidemment sur le sort fait aux femmes, sera l’occasion pour le chœur de faire montre de sa riche palette expressive. Mais ces insertions, stylistiquement, jurent avec les musiques originales et en rompent le charme. Certaines scènes, tel éclairage, la robe cinabre de Léonore ne manquent pas de séduction, mais on se raccroche à ces instants comme à des bouées de sauvetage. Aucun décor, cinq pupitres et autant de chaises, une table, un fauteuil, des projections sur le fond de scène de vidéos live, le piano sur l’avant-scène, côté jardin, ce sera tout, et ç’aurait pu suffire, à la faveur d’éclairages pertinents. Tout semblait réuni pour une réussite : des solistes de grande valeur, un pianiste d’exception, véritable chef, un chœur investi et efficace, mais ça ne fonctionne pas.
Le début, laborieux, voire pénible, nous montre l’amorce d’une répétition, avec des artistes confraternels mais quelque peu indifférents, aux dialogues dépourvus d’intérêt sinon de nous plonger dans le quotidien de la vie des interprètes. Les personnages en sont quelconques, un Albert jeune et encore séduisant, Lisette et Léonore ne sont manifestement plus les adolescentes que prétend défendre la traduction moderne. Du reste Lisette n’est plus une adolescente dans la pièce ni dans l’opéra-bouffon. L’usage immodéré qui en a été fait depuis bien des années altère l’efficacité des vidéos live projetées en fond de scène. Oublions.
Le spectateur est partagé entre son attention au chant, heureusement inaltérable, et la curiosité suivie d’agacement que lui impose cette lecture scénique. L’ouverture de Tancrède (reprise ici par Castil-Blaze, elle avait déjà été empruntée par Rossini à La pietra del paragone), que l’on découvre au piano, suffit à nous mettre en appétit : spirituelle, vive, contrastée, avec son crescendo, du vrai Rossini (4). Benjamin Laurent, auquel quelques dialogues seront confiés, conduira l’ouvrage de son clavier avec une maestria confondante et une attention permanente au chant, un chef lyrique confirmé. Léonore, au cœur de l’ouvrage, est confiée à Eduarda Melo. La voix est superbe, dense, agile, et sait se faire délicate, émue ou autoritaire. Les aigus, comme les traits, sont un bonheur et son aisance dans ce répertoire si exigeant est constante. La diction est exemplaire. Une vraie rossinienne, comme on les aime. Lisette (Fiona McGown) est privée de son air d’entrée (tiré de Cosi fan tutte, dont elle avait chanté Dorabella à Dijon). Son duo impertinent avec Albert est délicieux. Peut-être aurait-elle davantage gagné à jouer les soubrettes, mais c’est là la responsabilité de la direction d’acteur. Berthe (Laura Darmon Podevin) si elle n’intervient que ponctuellement, ne détonne pas. Les hommes ne sont pas en reste. Le Valcour du ténor Fabien Hyon est solide, mais la sympathie qui va au personnage, somme toute conventionnel, disparaît avec l’image détestable que le dénouement ajouté lui impose. On en retiendra son duo avec Crispin, emprunté lui aussi à Tancrède. Le valet de comédie, qui a plus d’un tour dans son sac, est le baryton Aimery Lefèvre. Son ample air de présentation, pris à Cimarosa (La trame deluse) est remarquable. Quant à Albert (Yuri Kissin), son duo avec Lisette, puis celui avec Léonore sont musicalement réjouissants. La clarté de son élocution comme de son chant n’appellent que des éloges. Sans doute involontaire, sa pointe d’accent italien participe à la bouffonnerie. L’unique réserve, valable à des degrés divers pour tous les autres chanteurs, tient au jeu, qui semble avoir oublié celui de la franche comédie. Le quintette (de Cimarosa, I nemici generosi) est une belle découverte, comparable en qualité aux plus beaux ensembles qu’écrivit Mozart. Son interprétation est un des sommets de l’ouvrage, sinon le sommet : les voix s’accordent à merveille, les équilibres, la vie interne nous font encore regretter le parti pris de la mise en scène, qui nous prive de cette jovialité franche, où chacun se déboutonne. On ne peut tout citer… Mais il faut signaler le chœur, préparé par Alan Woodbridge. On l’avait entendu avant le lever de rideau, où en solidarité avec les collègues toulonnais licenciés, il avait chanté, non sans émotion, le Va pensiero de Nabucco. Dans la version originale, il n’intervient que dans la grande scène centrale (celle qui cite Steibelt, inséré dans Rossini). Ce soir, deux harmonisations de chansons engagées, sont ajoutées, où le chœur compose un beau tableau autour de Léonore. C’est musicalement remarquable, même si le décalage avec les œuvres retenues par Castil-Blaze est flagrant.
Que retenir de cette soirée ? Les chanteurs comme le pianiste-chef étaient bons, voire excellents, mais la réhabilitation a échoué, car la plaidoirie était inappropriée. Il faut aller en appel, avec un(e) avocat(e) qui n’ait d’autre objet que la défense de son client. La cause en vaut la peine : il faut faire partager le bonheur, la bonne humeur de cette pochade, débarrassée de sa gangue, avec ses couleurs d’origine.
(1) En 1891, Emile Pessard reprendra le sujet (sur un livret d’André Leneka et Emmanuel Matrat) pour en écrire la totalité de la musique, éditée par Choudens. (2) L’auteur, anonyme, y développe son argumentaire en citant Les folies amoureuses : « Léonore rit, en se servant des accents que Rossini prête au désespoir de Ninetta [La Gazza ladra] et Crispin demande l’élixir du charlatan du même ton que Fernando, quand il se plaint de la cruauté de ses juges ». Il en va de même de l’air de Lisette, en complet décalage par rapport au Maometto II : Albert n’est qu’un satrape d’opérette... (3) L’air de Despina de Cosi fan tutte, sur lequel s’ouvraient les Folies amoureuses, n’a pas été retenu. Quant aux autres, ne sont plus connus du public rossinien que quelques-uns d’entre eux. La Séguidille (sic) anonyme, de Léonore est, elle aussi, passée à la trappe. (4) La moitié des pièces sont empruntées à Rossini, et les autres, tout aussi intéressantes, sont de belles découvertes (Paer, Cimarosa, Pavesi, Generali, bien que tombées quelque peu dans l’oubli, écrites remarquablement pour la scène).