Si Cavalleria rusticana et I Pagliacci forment un couple éternel sur les scènes des opéras du monde, à y regarder de plus près et outre l’étiquette facile du verismo, réussir à proposer une lecture convaincante dans l’un et l’autre relève de la gageure. Le pari fait par l’opéra de Genève est de confier la réalisation scénique à deux femmes metteures en scène : Emma Dante, dont la production de Cavalleria rusticana vient de Bologne, et Serena Sinigaglia qui part du matériau de la première pour développer le sien propre dans I Pagliacci. Deux regards de femme sur deux histoires où les femmes précisément sont broyées par le machisme de l’Italie du sud populaire durant la seconde moitié du XIXe siècle et réduites à une fonction d’objet dont les mâles disposent : Santuzza délaissée, Nedda propriété de Canio jusqu’au droit de mort. Ces axes de lecture font sens et trouvent une résonnance toute actuelle dans nos sociétés en révolte contre un certain patriarcat. Pourtant, sortie de ces considérations théoriques, la réalisation scénique genevoise laisse plus perplexe. Si Emma Dante tient le fil de sa démonstration machiste, en faisant de Turridu un homme violent et brutal, elle se perd dans un symbolisme obscur autour de la procession du Calvaire. Elle n’offre bien souvent qu’un plateau noir austère qui gomme en grande partie le sel naturaliste de Mascagni. Serena Sinigaglia ouvre son prologue par le truchement du théâtre dans le théâtre pour reprendre le plateau vide là où l’a laissé sa comparse, puis les techniciens montent le théâtre de tréteaux de Canio pendant que le Prologue nous récite son manifeste. La suite sera moins audacieuse. La mise en scène se cantonne à une lecture classique réglée au millimètre, où les herbes hautes du décor servent aux jeux de cache-cache mortels entre les protagonistes. La direction d’acteur est de premier ordre, notamment dans la représentation finale où chaque membre du choeur se voit doté d’une gestuelle propre du plus bel effet.
Le dyptique pose également quelque soucis à Alexander Joel. Dans Mascagni, le chef ne parvient pas à se départir d’un certain symphonisme où l’Orchestre de la Suisse Romande brille et chatoie — mention toute particulière aux violoncelles et aux cuivres — mais peine à dessiner la tension et les crescendos que le drame exige. Problème réglé dès les premières mesures d’I Pagliacci dont les lignes plus épurées et les pastiches conviennent parfaitement au chef et à la formation. Le chef soutient le plateau à chaque instant avec lyrisme.
© Carole Parodi
Les distributions réunies par l’opéra de Genève achèvent de faire pencher la balance en faveur du deuxième opéra. Marcello Giordani chante avec les muscles qu’on lui connaît, ce qui convient parfaitement au Turiddu souhaité par Emma Dante. Melody Louledjian (Lola), encore un peu verte, ne déploie pas encore toutes les séductions vocales souhaitées. Si Stefania Toczyska est parfois chahutée par les changements de registres de Mama Lucia, sa composition scénique n’appelle que des éloges. Oksana Volkova délivre une performance en demi-teinte. Son timbre épais et son ample tessiture conviennent au format vocal requis. Pourtant le duo avec Turiddu la met progressivement à la peine. Outre un italien clairement perfectible, il lui manque encore l’endurance. De tous, c’est finalement l’Alfio de Roman Burdenko, jovial et claironnant, noir et menaçant qui emporte tous les suffrages.
Le programmateur fait bien les choses et le même interprète pourra réitérer dès le Prologue de Paillasse, cette fois avec un bel aplomb dans la vis comica. Migran Agadshanyan (Taddeo) badine ce qu’il faut dans sa romance, suffisamment solaire et cabotine pour être juste. Silvio bénéficie du beau métal sombre et du jeu de bellâtre de Markus Werba. Le duo s’en trouve d’autant plus brûlant que Nino Machaidze effectue une prise de rôle parfaite en Nedda. La tessiture du rôle lui va comme un gant et la soprano géorgienne ose nuances, demi-teintes et piani. La chair de la voix et ses qualités vibrionnantes, parfois agaçantes dans d’autres emplois, lui permettent ici de varier les couleurs et les expressions pour coller sans mauvais goût à l’écriture vériste. Enfin, Diego Torre fait chavirer la salle. Voilà un Canio à l’aise en scène, au timbre gorgé de soleil, pas avare de nuance et prodigue en décibel quand il le faut ! Fort de toutes ces qualités, le ténor mexicain se consume dans le rôle, sans abuser d’accents véristes faciles mais bien au contraire en jouant sur tous les plans dramatiques.