Déjà présentée au Royal Opéra House Coven Garden lors de la saison 2015-2016, et à cette occasion récompensée d’un Olivier Award, cette très belle production de Cavalleria rusticana et de Pagliacci connaît à La Monnaie un véritable second souffle.
Damiano Michieletto, qui avait laissé à Bruxelles un excellent souvenir avec sa mise en scène de L’Elixir d’amour en 2015, propose pour la première des deux pièces un cadre sobre et habilement construit : une petite boulangerie de village dans les années 60, posée sur un plateau tournant qui permet de dévoiler tour à tour la boutique et l’atelier. Ce décor, dû à Paolo Fantin, auquel il ne manque pour être parfaitement réaliste que l’écrasant soleil de Sicile, sert de cadre à une intrigue serrée, très cohérente, à laquelle le metteur en scène a donné un caractère subtilement cyclique : il présente en lever de rideau, pendant l’ouverture, le dénouement du drame, tout le reste de la pièce apparaissant dès lors comme un long flash back, la préparation – et aussi l’explication – d’un crime inéluctable. Cet artifice de théâtre renforce le sens de l’œuvre, tout en insinuant que le drame de la jalousie présente un caractère récurrent, universel, qu’il est un invariant de la nature humaine. Ainsi réinventé, Cavalleria Rusticana est plus dramatique que jamais, plus fort, plus humain, et évite tous les écueils du sentimentalisme. L’énorme place accordée au chœur, et aux mouvements de foule en générale, que Michieletto réussit mieux que quiconque, avec une multitude de détails attachants, une attention portée à chaque choriste, un véritable rôle individualisé y compris pour les enfants, contribue à densifier encore le spectacle.
La distribution vocale est magistrale, réunissant les meilleures voix qu’on puisse rêver dans ce répertoire. La soprano néerlandaise Eva-Maria Westbroek, familière du rôle, est une Santuzza souveraine, dominant son personnage d’une voix généreuse et belle, avec des accents de sincérité qui font frémir. L’excellent ténor roumain Teodor Ilincai, qui fut déjà Turridu à Hambourg l’automne dernier, lui donne la réplique avec autant de fougue et d’engagement que de puissance, sans jamais forcer la voix qui est très saine et magnifiquement timbrée. Il a pour lui la jeunesse du rôle, un physique méditerranéen très crédible et une intense présence scénique. Leur duo est tout simplement éblouissant. La mezzo italienne Elena Zilio donne au beau personnage de Mama Lucia une humanité intemporelle très vive. Véritable figure de madone, elle incarne en quelques gestes seulement toutes les femmes victimes de passions qui ne les concernent pas, veuves ou mères éplorées qui n’ont que leurs cris et leurs larmes pour destin. L’autre couple de la distribution, Josè Maria Lo Monaco (Lola) et Dimitri Platanias (Alfio) est également excellent, mais dans un registre plus sobre. Seul l’orchestre paraît un peu de retrait, placé sous la baguette du chef italien Evelino Pido, dont le travail, certes brillant et efficace – tout est en place – manque parfois de subtilité dans les couleurs et de relief.
© La Monnaie
Les propositions du metteur en scène sont un peu moins convaincantes pour Paillasse. Transposée dans une école de village, avec le même système de plateau tournant qui nous fera voir tour à tour une salle des fêtes avec son petit théâtre dérisoire, une loge d’artiste éclairée au néon, et un troisième espace un peu moins déterminé, l’intrigue s’étale, tire en longueur sans parvenir à trouver la radicalité qui avait fait la force de la première partie de la soirée. La mise en abyme (le spectacle dans le spectacle) est un peu contrainte, la magie n’opère pas, même si les mouvements de foule, ici aussi, sont très réussis. L’univers un peu glauque des années 60 n’engendre guère d’enthousiasme, il ne suscite non plus guère d’émotion, de sorte que la dernière scène tombe un peu à plat, sans qu’on ait eu l’occassion de sentir monter la tension qui justifie le tragique dénouement de la pièce. Le double crime, il est vrai, n’en paraît que plus sauvage !
Du côté de la distribution vocale, si le niveau était exceptionnel dans Cavalleria Rusticana, il est très homogène et globalement excellent pour Pagliacci. Simona Mihai, qui fait ici ses débuts à la Monnaie, campe avec beaucoup de facilité une Nedda légère, enjouée, séductrice et peu inconsciente du drame qui se noue autour d’elle. Canio est magistralement interprété par le ténor uruguayen Carlo Ventre ; il allie à une voix puissante un sens musical aigu et parvient à mettre beaucoup d’émotion dans l’interprétation à force de couleurs et de nuances. Affublé d’une canne pour seul disgrâce (on n’en demande pas plus…) il emporte immédiatement la sympathie du public malgré la noirceur du rôle. Excellent également Scott Hendricks séduit les foules en Tonio, avec dans la conception du rôle une sorte de second degré, une intéressante distanciation, comme si ce séducteur de village ne croyait pas totalement en son personnage. Tansel Akzebyek en Peppe et Gabriele Nani en Silvio complètent heureusement cette distribution très homogène.
En faisant apparaître brièvement les protagonistes de Paillasse dans Cavalleria Rusticana et réciproquement, le metteur en scène aura tenté, un peu artificiellement, de lier les deux pièces.