Cav/Pag ; l’abréviation désignant deux œuvres associées depuis 1895 résume le lien ainsi créé entre elles. De là à traiter ces deux opéras comme un seul, il y a un pas que le metteur en scène Éric Perez n’est pas le premier à franchir, mais qui demande une délicatesse et une prudence qui manquent à cette production. Que le même décor représente la place d’un village de Calabre et le parvis d’une église sicilienne, soit. Faire chanter « O Lola » à Turiddu non pas derrière le rideau mais devant, face à lui, en caressant le tissu rouge, admettons ; l’aria devient ainsi autant un chant d’amour au spectacle vivant qu’à la bien-aimée. Que l’ouverture de Pagliacci et son fameux prologue se voient placés avant Cavalleria Rusticana, on peut le regretter – c’est faire bien peu de cas du rôle d’une ouverture que de penser qu’elle peut annoncer autre chose que l’opéra auquel elle appartient –, mais pourquoi pas. En revanche, confier le Prologue au chanteur qui interprétera Silvio, et non à celui qui tiendra le rôle de Tonio, c’est méconnaître la place que tient ce dernier dans Pagliacci, même si ce choix donne le plaisir d’entendre davantage le jeune baryton Jiwon Song, au timbre charmant, à l’émission impeccable et à la belle présence scénique. Dommage qu’il n’ait pas été éclairé lors de son arrivée par la salle.
Plus problématique encore, la manière dont est assumé le choix de traiter Cavalleria Rusticana comme une pièce donnée par les comédiens de la troupe de Canio : par exemple, les chanteurs de l’opéra de Mascagni viennent saluer après l’entracte pour regagner le plateau au début de Pagliacci et s’affairer au milieu des autres. La mise en scène met à distance une grande partie de l’émotion suscitée par le drame de Mascagni et n’est pas loin par moments de le transformer en bouffonnerie. Dirigés comme des acteurs de commedia dell’arte, Santuzza, Alfio et Mamma Lucia en particulier se déplacent comme des marionnettes, avec des gestes stéréotypés ; Santuzza, bizarrement habillée d’une robe colorée de Colombine clownesque qui ne la met pas en valeur, chante ainsi avec les bras tendus vers l’avant, sans bouger pendant plusieurs minutes, tandis que Mamma Lucia demeure figée, engoncée dans un costume impressionnant qui ne l’aide certes pas à se mouvoir avec naturel. Les duos entre les deux chanteuses en perdent leur intensité dramatique, malgré les efforts méritoires de leurs interprètes. Toute l’action de Cavalleria Rusticana se déroule devant le chœur, installé sur des bancs au début de la pièce ; bien sûr, le chœur joue aussi son rôle et le public se transforme en villageois et villageoises impliqués dans l’intrigue à laquelle ils sont censés assister, sans aucune logique. Cela vise sans doute à brouiller la frontière entre réalité et fiction, mais le résultat est de mettre les « vrais » spectateurs face à un faux qui ne devient jamais vrai, ce qui est quand même un comble pour un opéra vériste que chanteurs et instrumentistes défendent comme ils le peuvent.
© Cédric Delestrade/ACM-Studio/Avignon
Et ils le défendent bien. Cette production de Clermont Auvergne Opéra a déjà été donnée à l’Opéra Grand Avignon en 2020, puis au festival de Saint-Céré en juillet-août 2021 et à Vichy le 7 novembre, avant d’être jouée à l’Opéra de Massy en mai 2022. Elle permet d’entendre les lauréats du 26ème concours international de chant de Clermont-Ferrand, qui se montrent au moins aussi convaincants que le seul artiste d’envergure internationale du spectacle, Denys Pivnitskyi (Turiddu / Canio), dont la prestation très en force ne séduit guère. Après un « O Lola » calamiteux (justesse parfois discutable, timbre voilé, medium peu audible), la voix du ténor ukrainien gagne en fermeté et en précision à mesure de la représentation, particulièrement chez Mascagni : dans les duos « Tu qui, Santuzza ? » et surtout « Quel vino e generoso », il se montre véritablement émouvant, dosant ses effets avec justesse et sobriété. Tel n’est hélas pas le cas dans Pagliacci avec le célèbre « Vesti la Giubba », exécuté avec force trémolos, à la limite du cabotinage. A côté de lui, dominant la distribution de Cavalleria Rusticana, la Santuzza de Chrystelle Di Marco impressionne par l’amplitude de sa voix sombre, puissante et parfaitement timbrée dans tous les registres ainsi que par son engagement au service du rôle, malgré les obstacles relevés plus haut ; la jeune soprano est déjà une grande interprète dont on suivra la carrière avec intérêt. La Lola pétillante d’Ania Wozniak propose un délicieux « Fior di Giaggiolo », Anne Derouard fait ce qu’elle peut pour animer une Mamma Lucia rendue hiératique par son costume et par la mise en scène, et Dongyong Noh campe un Alfio un peu emprunté mais vocalement solide, malgré un grave parfois un peu faible. Il se montrera paradoxalement beaucoup plus à l’aise scéniquement vêtu en Taddeo chez Leoncavallo. Dans Pagliacci, Solen Mainguené emporte l’adhésion. Sa voix claire et fraîche, aux aigus puissants et très maîtrisés, en fait une Nedda très convaincante, aussi bien dans sa ballatella que dans son duo avec Silvio, avec notamment des « pieta » bouleversants. Comédienne consommée, elle joue aussi bien la jeune amoureuse que la belle moqueuse avec Tonio, incarnant aussi une Colombine pleine de charme. On a déjà dit le bien que l’on pensait de Jiwon Song, parfait en Silvio passionné comme en Prologue ; le Beppe de Jean Miannay est lui aussi très séduisant, autant vocalement dans sa sérénade en Arlequin que scéniquement par ses diverses acrobaties.
Si le chœur Opéra éclaté manque parfois un peu d’homogénéité dans Cavalleria Rusticana, il se montre parfait chez Leoncavallo ; les choristes sont aussi bons chanteurs qu’acteurs. Les brèves interventions de Nathalie Schaff, de Josselin Michalon et d’Alexis Brison chez Mascagni sont impeccables. Quant à l’orchestre, sous la direction inspirée de Gaspard Brécourt, il prend des couleurs tragiques, avec par exemple un Intermezzo d’une grande intensité contenue chez Mascagni, ou plus enlevées dans les passages plus légers. Si une deuxième contrebasse aurait été bienvenue dans l’ouverture de Pagliacci, les instrumentistes savent faire oublier l’effectif réduit. Les interprétations de Julien Marcou à la harpe et d’Olivier Pham van Tham aux percussions sont particulièrement remarquables. Dans l’ensemble, cette production propose une interprétation solide sur le plan musical, même si la liaison entre les deux opéras a ici révélé tous ses dangers.