Autant l’avouer tout de suite : il n’y a pas de citrouille dans cette Cendrillon dont Wolf-Ferrari fit son premier opéra représenté. Il n’y a pas de fée non plus, mais après tout, Rossini nous y a habitués avec sa Cenerentola (qui était le titre original de l’œuvre de Wolf-Ferrari, lors de sa création à Venise). Enfin, encore faudrait-il savoir quelle était vraiment la part du surnaturel dans cet opéra tel que le conçut initialement le compositeur : non seulement il existe plusieurs versions de la partition, d’abord en italien (le soir même de la création, un tiers en fut retranché pour éviter une représentation trop longue), puis en allemand dès 1902 (sous le titre d’Aschenbrödel), et à nouveau révisée en 1937, sur un livret allemand différent. A quoi s’ajoute l’adaptation réalisée par Douglas Victor Brown pour le Statsooper de Berlin en 2011, intitulée Aschenputtel, qui emprunte aux différentes versions et a considérablement retaillé le tout pour le ramener à la durée acceptable pour un spectacle jeune public. Sans oublier la présente adaptation en français… Un véritable mille-feuilles où l’on se perd un peu, mais avec cette certitude : la réduction pour une poignée d’instrumentistes s’éloigne nécessairement beaucoup des intentions initiales de Wolf-Ferrari, qui exigeait pas moins de douze trompettes et seize cloches pour le finale… Vincent Monteil, également auteur de la traduction, dirige comme toujours avec beaucoup de conviction l’Ensemble orchestral de l’Académie supérieure de musique et du Conservatoire, mais à l’impossible nul n’est tenu, et l’on aimerait que l’œuvre soit un jour révélée dans sa vérité (il n’en existe à l’heure actuelle aucun enregistrement). D’autant qu’à la cure d’amaigrissement infligée par la transcription s’ajoutent divers bruits très parasites : cris et chuchotements, sirène d’alarmes, accords de guitare électrique et autres ajouts, comme la chanson de Frank Sinatra « Bang Bang My Baby shot me down »…
S’il se dispense de la fée, remplacée par trois Sylphides qui rhabillent Cendrillon pour le bal, le livret original n’en inclut pas moins diverses présences surnaturelles, comme le chœur d’anges qui précède l’apparition de la défunte mère de l’héroïne, scène ici coupée. Quoi qu’il en soit, pour sa mise en scène, Marie-Eve Signeyrole a décidé d’inscrire Cendrillon dans un univers réaliste d’aujourd’hui, non sans laisser place au rêve, c’est-à-dire aux illusions trompeuses et au désenchantement. Cette production très sombre laisse supposer que l’héroïne n’est qu’un fantasme du prince, et la réunion finale des amoureux relève donc du mirage. A cette première relecture du conte se superpose un autre niveau de lecture encore, dont la pertinence ne va pas de soi : la référence à Christa et Joachim, deux jeunes gens des années 1960, séparés par le mur de Berlin. Ce que le spectacle donne à voir a pourtant peu de rapport avec les sixties : nous sommes bien plutôt à l’époque punk ou néo-punk, dans un univers de tagueurs, où le noir et blanc tient une large place. On sait gré à Marie-Eve Signeyrole de nous épargner la nunucherie à la Walt Disney, mais de là à basculer dans ces ténèbres…
© Alain Kaiser
Comme chaque année à l’Opéra du Rhin, le spectacle jeune public est l’occasion de faire entendre les membres de l’Opéra Studio, souvent avec une double distribution. Cette fois, le seul rôle ayant deux titulaires en alternance est celui du Prince. S’il possède un joli timbre et s’il a sur la plupart de ses camarades l’avantage de chanter dans sa langue maternelle, Camille Tresmontant n’en paraît pas moins un peu dépassé parfois par les exigences d’un personnage conçu par Wolf-Ferrari sur un format héroïque quasi-wagnérien. Avec le rôle-titre, Francesca Sorteni hérite d’un emploi correspondant mieux à ses moyens très prometteurs et l’on attend avec intérêt sa « Voce del cielo » dans le Don Carlo programmé pour la fin de saison. La mezzo Coline Dutilleul fait forte impression en marâtre, tant sur le plan scénique que vocal. On retient aussi la savoureuse composition du baryton mexicain Emmanuel Franco dans le rôle du Fou. Autour d’eux, les autres membres de la troupe remplissent dignement leur contrat, avec moins d’occasions de briller. S’il faut une fois encore remercier l’Opéra du Rhin d’avoir révélé une partition jamais entendue en France, c’est malgré tout une impression mitigée que laisse cette très sombre Cendrillon.
Dernière représentation à Colmar le 18 décembre à 20h, puis du 9 au 17 janvier 2016 à Strasbourg, et du 29 au 31 janvier à Mulhouse