Depuis vingt ans, le festival Misteria Paschalia porte haut les couleurs baroques. Pour sa première édition comme Directeur artistique, Vincent Dumestre l’enrichit une foisonnante programmation alternative dans le festival off, essentiellement consacré au clavecin, avec des concerts à la bougie en fin de soirée – comme ceux de Justin Taylor ou Carole Cesari -, des masterclass de grands interprètes tel Pierre Hantaï, une exposition d’instruments historiques dans le superbe cadre du palais Potocki – que les musiciens polonais n’ont que rarement l’occasion de jouer -.
Il offre également au public l’occasion de découvrir des lieux historiques exceptionnels qui n’avaient jusqu’à présent, jamais été investis pour des concerts. C’était le cas en début de semaine à la basilique Sainte Marie avant le château Wavel pendant ce weekend Pascal. Des concerts intitulés « l’oreille du peintre » donneront même à entendre la musique de l’époque face à la Dame à l’Hermine ou le paysage au bon Samaritain de Rembrandt au Musée Czartoryski.
Pour l’heure, c’est le cadre rare de la plus ancienne synagogue de Cracovie, Stara Synagoga, qui accueille l’Ensemble Hirundo Maris pour un programme autour des chansons de tradition séfarades. Les accents du sud de l’Europe, du monde arabe et d’héritage hébraïque s’y mêlent, échos d’un temps – avant l’expulsion des juifs et musulmans d’Espagne à la fin du XVe siècle – où une société multiculturelle et multireligieuse cohabitait assez sereinement.
C’est sous la huppa de fer forgé que s’installent les cinq instrumentistes pour une déambulation de charme qui surprend par la modernité de ses accents. Le mélange d’instruments anciens et modernes – harpe renaissance, violon baroque et norvégien (violon hardanger) mais également guitare, mandoline, contrebasse , balais pour les percussions permettent de varier agréablement la palette colorée. Ces deux derniers instruments donnent même une teinte étonnement jazzy à plusieurs morceaux. Les soli instrumentaux qui ponctuent la soirée, sans doute partiellement improvisés, très maîtrisés renforcent cette impression. Au violon d’abord avec « La rosa enflorece », le poétique « Durme, Durme » ou le magnifique « Adio Querida » ; A la contrebasse dans un épatant passage de « Buenas noches », sans oublier les percussions dans le Cantiga instrumental avant le bouquet final de « Las estrellas de los cielos ». Ces passages ne sont pas sans évoquer la travail de l’Hadouk Trio par exemple, ce qui s’avère aussi plaisant que déconcertant.
Dans le superbe cadre d’une librairie ancienne, au cœur du quartier juif, le musicologue et claveciniste Aleksander Mocek propose avant le concert une fort éclairante « clef d’écoute ». Il y précise que seules nous restent les mélodies de ce répertoire de tradition orale. Hormis dans le cadre ecclésiastique, il n’y a que peu de notations musicales à l’époque. Il faut donc en réinventer les arrangements, l’orchestration, le contrepoint, avec une part de subjectivité assumée. Or, l’Ensemble Hirundo Maris compose également, ce qui explique peut être partiellement la sensation de modernité et de familiarité qu’éprouve l’auditeur. Le conférencier souligne que les musiques de Monteverdi ou Palestrina étaient surtout destinées aux Cours et pas au peuple qui avait accès à d’autres univers sonores aujourd’hui disparus. Il défend le souhait d’en tenter une récréation, en dépit des limites posées par la rareté des sources.
Au cœur de ce répertoire, il y a donc le chant que se partagent Arianna Savall et Petter Udland Johansen de leurs voix claires, très justes et joliment timbrées. Ils s’expriment principalement en Ladino, mélange d’espagnol, d’hébreu et d’arabe. Le programme déroule les temps forts d’une vie : Les émois adolescents d’abord avec le très réussi « Buenas noches » au texte délicieux « les nuits sont faites pour tomber amoureux… et toi, tu tournes dans ton lit comme un poisson dans l’eau ». La maternité ensuite, avec la ravissante berceuse « Durme, Durme » où le timbre tendre et solaire d’Arianna Savall fait merveille. Le chagrin d’amour avec « Adio Querida » qui peut également s’entendre différemment car amours humaines et divines résonnent l’une de l’autre comme le veut la tradition du Cantique des Cantiques. La vie spirituelle est d’ailleurs évoquée très ouvertement avec « Lev Tahor » : « donne moi un cœur pur, Oh Seigneur, et renouvelle l’Esprit en moi » qui s’apparente à un clin d’œil à l’univers ashkenaze – celui du judaïsme d’Europe de l’Est. Cette prière est interprétée avec beaucoup de recueillement par le ténor rejoint par la soprano dans un fil méditatif prenant.Enfin, la perte conclue le cycle avec le poignant « Las estrellas de los cielos » où une mère maudit son fils qui la quitte pour vivre sa vie avant de se suicider lorsqu’elle découvre qu’il a perdu la vie. Les deux chanteurs interprètent alors chacun un personnage dans un dialogue intense, encore souligné par l’ostinato de la contrebasse. Cette litanie, assez envoûtante, qui s’éteint dans un à cappella désespéré constitue l’un des temps fort de la représentation.
La Rosa Enfloresce, nous amène aux confins du répertoire de la musique ancienne, sans volonté de reconstitution historique stricte mais avec le souci de pérenniser une esthétique rare dont la mélodie entêtante poursuit plaisamment l’auditeur tout au long de sa déambulation dans les ruelles du ghetto.