Olivier Desbordes aime Kurt Weill, il a raison, et il n’est pas le seul. En 1999, il avait révélé Le Lac d’argent, dernière création européenne de Weill, et voilà qu’il s’attaque à la toute dernière œuvre du compositeur, Perdu dans les étoiles, s’il faut en traduire le titre. Pour l’opéra de Rennes, à la programmation toujours inventive, ce n’est pas non plus une première, puisqu’en 2008, on avait pu y voir Lady in the Dark (1941) en création française, coproduit avec Lyon. Cette fois, ce n’est pas une comédie musicale, mais une tragédie musicale qu’on pouvait voir dans la capitale bretonne, d’après le roman du Sud-Africain Alan Paton Pleure, ô pays bien aimé, best-seller international à sa parution en 1948, qu’on faisait encore étudier en VF aux lycéens français à la fin du XXe siècle, comme illustration des injustices de l’apartheid. En adaptant cette fiction pour Broadway, Kurt Weill revenait à un support nettement plus engagé qu’il n’en avait utilisé pour Signé Venus (monté en France en 2006 par Jean Lacornerie) ou Street Scene (qu’on verra prochainement au Châtelet). Si Lost in the Stars est moins connu que les autres œuvres américaines de Weill, cela tient peut-être au ton général de l’œuvre, plus austère ; plusieurs airs sont pourtant très appréciés dans le monde anglo-saxon – « Thousands of miles », « Trouble Man », « Stay Well »… –, et « Lost in the Stars », qui donne son titre à l’œuvre, devint rapidement un standard enregistré par Anita O’Day, Frank Sinatra et Sarah Vaughan, tout en attirant des interprètes comme Lotte Lenya ou Samuel Ramey.
Pour ce spectacle, créé cet été au Festival de Figeac et aussitôt donné à Saint-Céré, Rennes n’est que la première étape d’une longue tournée nationale (Montluçon, Clermont-Ferrand, Le Puy-en-Velay, Issoire, Dijon, Mâcon, Lempdes, Lyon, Cahors, Ambert, Aurillac, Sens, Rodez, Millau, Blagnac…). Ainsi s’explique en grande partie le dépouillement extrême de la scénographie : un simple portique métallique où sont suspendus les éclairages, et une dizaine de chaises de part et d’autre, structure facile à installer dans les lieux les plus divers, y compris les moins faits pour accueillir des opéras. Cette nudité de la scène a au moins le mérite de contribuer à la fluidité d’une action qui change constamment de lieu. Les costumes situent l’œuvre à l’époque de sa création, mais Olivier Desbordes explique avoir voulu évoquer la ségrégation raciale dans sa dimension universelle, d’où le choix d’artistes « aux physiques disparates, échantillon de ce qu’est notre humanité ».
Au premier rang des « non-blancs » figure le Stephen Kumalo de Jean-Loup Pagésy, d’une belle présence en scène mais acteur un peu placide (dans le roman, le héros touche pourtant les abîmes du désespoir), dont le timbre épanoui dans le grave s’étrangle parfois dans l’aigu. Il faut se rappeler que le rôle fut créé par Todd Duncan, le premier Porgy dans l’opéra de Gershwin en 1935 ; ce baryton afro-américain avait notamment à son répertoire Escamillo ou Tonio de Pagliacci, ce qui montre bien que la comédie musicale n’est en rien réservée à des formats vocaux réduits par rapport aux exigences de l’opéra. Dans le personnage du Leader, sorte de coryphée qui commente l’action, Eric Vignau paraît, lui, assez dépassé par la partition : on entend ici un Triquet, un Goro, alors qu’il faudrait un ténor bien plus lyrique, ou un baryton, en tout cas une voix plus chaude, notamment pour rendre justice au tout premier morceau, qui dépeint la beauté du paysage où tout commence. Anandha Seethanen est extrêmement émouvante en Irina, rôle de mezzo qu’elle aborde dans un style nettement plus jazzy que classique, ce qui n’est pas un reproche. A Dalila Khatir échoit le très sensuel air « Who’ll buy ? », qui devient ici un numéro comique grivois. De manière générale, Olivier Desbordes tire le spectacle vers la comédie chaque fois qu’il le peut, alors que Weill envisageait sans doute son œuvre sur un mode plus grave. Dans le roman de Paton, le frère du héros est un orateur dont l’éloquence fait trembler les blancs (à Broadway, le rôle fut créé par Warren Coleman, premier Crown dans Porgy and Bess) : la scène du discours politique est ici ponctuée de gloussements de rires et, curieusement, Josselin Michalon est aussi ricaneur dans le rôle de John Kumalo que dans celui du malfrat Johannes. On s’étonnera peut-être que Christophe Lacassagne soit sous-employé, en tant que baryton, mais il renoue ici avec son passé de comédien. Tous les membres de la distribution, sans avoir nécessairement de solo à chanter, forment le chœur, réduit à une dizaine de voix. Confiée aux dix instrumentistes de l’ensemble Opéra Eclaté, la partition a elle aussi été « allégée » sans que l’on sache par qui : peut-être par Dominique Trottein, qui conduit cette musique avec un beau sens du rythme, mais que l’on aimerait entendre à la tête d’un orchestre et d’un chœur plus étoffés. La traduction française du livret fonctionne, mais on s’étonne que des bribes du texte anglais aient été conservées (d’autant qu’il vaut mieux jeter un voile pudique sur la façon dont la plupart des chanteurs prononcent la langue de Shakespeare). Peut-être un jour la version originale nous sera-t-elle proposée par une structure plus fortunée…