Charlotte Salomon a bel et bien existé. Adolescente allemande émigrée avec ses grands-parents dans le sud de la France avant le début de la guerre, elle portait tout à la fois le lourd héritage d’une famille psychotique marquée par de nombreux suicides, le deuil de sa mère, une relation un peu trouble avec la seconde épouse de son père, sa judéité face à la montée du nazisme et sa découverte simultanée de l’amour et de la trahison. Personnalité forte et insoumise, elle tenta d’exprimer par la peinture sa difficulté de vivre, composant autour du personnage fictif de Charlotte Kann – son double exorcisé – une sorte d’autobiographie en 796 gouaches aujourd’hui conservées au Musée d’histoire juive d’Amsterdam. Elle fut arrêtée en 1943, enfermée à Drancy puis déportée à Auschwitz Birkenau où elle trouva la mort le jour même de son arrivée.
Avec cette biographie en images pour point de départ, Barbara Honigmann a composé un livret formé de courtes scènes juxtaposées les unes aux autres, mêlant le français et l’allemand (sans qu’on comprenne bien la logique de ce double langage) dans une chronologie un peu chaotique, mais finalement assez efficace pour constituer une trame dramatique forte et cohérente. Est-ce parce que ce genre de sujet a abondamment été traité au cinéma, en raison de la forme découpée ou de l’abondance des personnages secondaires, l’ensemble évoque les films français des années ’90 avec un charme particulier. Charlotte Salomon apparaît en narratrice de sa propre existence, tandis que son double, Charlotte Kann vit sur scène les étapes les plus marquantes de sa courte vie chahutée.
Le dispositif scénique imaginé par Johannes Schütz pour Luc Bondy consiste à morceler le très large espace scénique de la Felsenreitschule en une dizaine de petites pièces distinctes où vont se dérouler les différents épisodes de la vie de l’adolescente, et qui seront comme autant d’instantanés de sa mémoire lorsqu’exilée en France, elle retracera son bref passé. A de nombreuses reprises, Bondy illustre son propos en projetant sur le mur blanc les gouaches de Charlotte, offrant ainsi une double dimension à son personnage, à la fois adolescente en devenir confrontée au réel et artiste accomplie. Le metteur en scène excelle à rendre au plus juste les différentes facettes de ses personnages, à les faire évoluer avec fluidité, sans pathos excessif, et conduit le regard du spectateur à considérer le livret du point de vue d’une adolescente sans préjugés mais sans réelle prise sur les événements, pour qui tout est neuf. C’est la mise en scène qui donne sa cohérence et son unité de ton au spectacle.
© Ruth Walz
Marc-André Dalbavie n’est pas un novice à l’opéra. On se souviendra de son Gesualdo, créé à Zurich en 2010, ou de sa cantate Seuils pour soprano et orchestre, créée par Pierre Boulez et l’ensemble Intercontemporain, ici même à Salzbourg en 1994. Sa musique est composée de différents matériaux hétéroclites, auxquels le compositeur cherche à donner une unité de forme, sinon de style, et une vie propre. Parmi ces matériaux, on distingue de nombreuses et larges citations issues du grand répertoire, de la Carmen de Bizet aux lieder de Mahler, parfaitement assumées et partiellement justifiées par des éléments du livret (Pauline Bimbam, la belle-mère de Charlotte Kann est cantatrice), de très beaux passages de sa propre composition, le tout inclus dans une sorte de substrat sonore quasi continu, volontairement simpliste, de forme arioso joliment orchestré ; son Gesualdo était d’ailleurs composé sensiblement sur le même modèle. Malgré ses qualités intrinsèques, on ne peut pourtant pas dire que cette musique soit marquée d’une grande personnalité, c’est probablement son point faible. Elle contient même quelques longueurs, quelques redites et elle finit par s’épuiser dans de lents aplats sonores servant de support à la ligne du chant. Les ensembles vocaux sont peu nombreux, hormis les rares interventions des chœurs, et l’équilibre d’une distribution sans soprano – sans doute voulue pour affirmer une couleur sombre dictée par le livret – peine un peu à s’imposer.
Le casting vocal est pourtant très homogène, sans faiblesse. Dominant la distribution, la mezzo française Marianne Crebassa campe une jeune Charlotte Kann à la fois imaginative scéniquement et très solide vocalement, ménageant à son personnage ce qu’il faut de candeur et de grâce sans pour autant perdre de sa fougue ou de sa vitalité. Elle réussit ce défi souvent très difficile à relever d’incarner un personnage à peine sorti de l’enfance avec des moyens d’adulte, sans aucun ridicule. C’est l’excellent ténor canadien Frédéric Antoun qui lui donne la réplique dans le rôle de Daberlohn, à la fois maître de musique et séducteur un peu veule, image peu enthousiasmante de l’idéal masculin. Autre mezzo sans faille, Anaïk Morel incarne la belle mère, l’élément le moins névrotique de la famille, femme à la fois talentueuse et légère, aimant la vie et ses plaisirs. Le couple des grands-parents est incarné par Vincent Le Texier et Cornelia Kallisch, très crédibles tous les deux dans ces rôles un peu caricaturés. Parmi les seconds rôles, c’est Géraldine Chauvet, quatrième mezzo de la distribution, qui incarne la mère suicidée, tandis que Jean-Sébastien Bou, baryton français, prête sa voix au docteur Kann, son mari. Signalons encore l’excellente performance de la comédienne Johanna Wokalek dans le rôle parlé, mais ô combien présent, de Charlotte Salomon, à la fois narratrice, commentatrice des événements de sa propre vie et dédoublement permanent du rôle principal.
Dans la fosse, face au compositeur, l’orchestre du mozarteum montre avec brio qu’il aborde le répertoire contemporain sans frilosité et fait assaut d’imagination pour donner à la partition tout le relief possible.