C’est le privilège des grandes maisons d’opéra de pouvoir exhumer des partitions oubliées sans trop craindre de faire baisser la recette. Et quelquefois la pioche est heureuse, on redécouvre un chef d’œuvre méconnu. C’est le cas de cet Œdipe de 1936, seul opéra de Enescu, qui n’avait pas été affiché à Bruxelles depuis une cinquantaine d’années, mais qui n’a rien perdu, ni de sa puissance dramatique, ni de sa très riche inspiration mélodique.
L’œuvre, dont l’origine du projet remonte à 1910, retrace en un récit linéaire toute la vie du héros de Sophocle et son inéluctable destin. Elle cumule les synopsis des deux tragédies anciennes, Œdipe Roi et Œdipe à Colone et offre donc une vision très complète du drame. Sur le plan musical, la partition qui fut créée moins de 10 ans après l’Œdipus Rex de Stravinsky, subit différentes influences contrastées, allant de Strauss à Honegger, que sa très longue gestation peut expliquer. L’orchestration riche et soignée en fait un ensemble de tableaux très homogène et fort réussi, d’une exceptionnelle puissance dramatique, parfois au prix d’un certain paroxysme sonore. Mais, sans doute en raison de sa richesse même et de son traitement harmonique très élaboré, cette partition s’avère aussi fort complexe à monter, et semble donner bien du fil à retordre à l’orchestre, manquant tantôt de précision dans l’exécution et tantôt de clarté dans la lecture, et aux solistes, souvent couverts par la masse orchestrale et parfois un peu perdus dans les dédales de la pensée harmonique du compositeur. La responsabilité en revient au jeune chef anglais Léo Hussain, qui aurait peut-être souhaité une répétition supplémentaire (ou deux), répétitions qui auraient aussi pu être mises à profit pour parfaire la prononciation française de quelques uns des protagonistes.
La mise en scène, très spectaculaire, offre une lecture humaine et émouvante du mythe universel : à partir d’un appareil scénique impressionnant, dû à Alfons Flores, disposant sur quatre étages une armée de terre cuite et les très nombreux figurants d’un chœur antique recouverts de boue et de poussière, elle donne vie et chair au personnage d’Œdipe dont on voit pas à pas s’accomplir la destinée. Les préoccupations politiques ou économiques du monde en crise des années trente sont bien présentes et résonnent singulièrement avec les nôtres.
Traversant les styles et les époques, le spectateur ne sera pas surpris de voir passer, incidemment, le divan du psychanalyste, ou, plus inattendus, les gyrophares des services de secours, un avion Stuka où trône la Sphinge, le paysage dévasté de Thèbes ravagée par la peste, jusqu’à la scène finale où Œdipe, lavé par une douche rédemptrice, quitte sans regret un monde pétrifié : tout retourne à la terre et personne n’échappe à son destin.
La performance de Dietrich Henschel est époustouflante, plus par son talent de comédien que par ses qualités purement vocales : le baryton connaît des moments de faiblesse – la voix ne tient pas les promesses de ses premières années – mais son engagement musical et émotionnel est total, conférant à son mythique personnage un caractère très humain, parfaitement crédible, juste et sans excès. Toute la deuxième partie du spectacle repose sur ses seules épaules, et il construit magnifiquement la tension dramatique extrême qui mène le roi de Thèbes à sa déchéance, à sa mutilation puis à son renoncement à la vie. La distribution réunit à ses côtés une série de rôles moindres, plus ou moins bien tenus.Soulignons le magistral Grand Prêtre de Jean Teitgen, la douce Antigone de Ilse Eerens, la belle et froide Jocaste de Natasha Petrinsky et le solide Créon de Robert Bork ; et oublions – par exemple – la vibrante et incompréhensible Mérope de Katherine Keen ou le Tirésias fatigué de Jan-Hendrik Rootering.
Mention spéciale aux chœurs de la Monnaie, dont les interventions nombreuses, proches de ce qu’on trouve habituellement dans un oratorio, soulignent et commentent l’action avec beaucoup d’efficacité.