Pour le metteur en scène comme pour les chanteurs, Siegfried reste l’épisode le plus ardu du Ring. C’est une gageure que de rendre intéressante l’action languissante et les redites du premier acte. Et c’est une gageure d’explorer des registres vocaux allant d’un quasi sprechgesang à un lyrisme débordant. Face à ces difficultés, la seconde journée de cette Tétralogie genevoise propose des réponses intéressantes, mais un peu inégales.
Dieter Dorn continue d’être influencé (consciemment ou non) par Patrice Chéreau, et c’est tant mieux : la direction d’acteur est remarquablement fouillée. Chaque parole est exploitée, chaque geste est chargé d’une intention forte, tandis que les rapports, les tensions entre les personnages se font et se défont tout au long de l’œuvre. Les animaux et les monstres sont également une bonne surprise : rarement a-t-on vu un dragon si convaincant que cette effroyable face de lune verdâtre qui sourd des tréfonds de la terre, en un contraste saisissant avec le ballet coloré des oiseaux. Enfin, la scénographie post-apocalyptique de Jürgen Rose crée de belles atmosphères tout en laissant la place à l’action. Elle offre ainsi un cadre idéal, parfois extrêmement intéressant : on relèvera, en ouverture du troisième acte, un ballet géométrique de panneaux, dont les mouvements construisent un splendide non-lieu pour Wotan et Erda. Ces multiples qualités sont malheureusement obscurcies par un manque fondamental d’idées fortes ou nouvelles. Le livret est suivi sagement, page après page, jusqu’à un duo final scéniquement terne. Un manque de propos d’autant plus décevant que le précédent Rheingold, tout fidèle au texte qu’il était, avait fait montre d’une inspiration bien plus marquée.
Du point de vue vocal, la production genevoise s’en tire très honorablement. On se régale du Mime inquiétant que campe Andreas Conrad, excellent aussi bien dans ses jérémiades que dans ses noirs desseins. Splendide autorité vocale pour le Wanderer de Tómas Tómasson, qui trouve le registre idoine pour chacune des facettes de son personnage. En voyageur interrogateur, il se fait mystérieux et moqueur ; aux prises avec l’Erda élégiaque de Maria Radner, il est dieu des dieux. A cette caractérisation aboutie répond l’Alberich rocailleux de John Lundgren qui laisse entrevoir ici une noirceur prometteuse pour Le Crépuscule des dieux. Par contraste, la clarté du timbre cristallin de l’oiseau, chanté par Regula Mühlemann, est un bain de jouvence.
Quant aux deux héros, ils ne déméritent pas. John Daszak campe un Siegfried intrépide qui ne semble jamais mis en difficulté par la partition. Le rôle demanderait cependant un peu plus de mordant par endroit, des consonnes un peu plus tranchantes, une diction un peu plus précise, pour que le héros existe dans toute son impétuosité, pour aussi donner plus de vie aux dialogues. Arrivé au sommet du rocher, Petra Lang, malgré un réveil en glissandi, l’accueille avec des couleurs éblouissantes et l’éclat solaire d’une voix qui font le duo final enivrant – l’on rêve déjà au Crépuscule des dieux.
Tout cela est sous-tendu et soutenu par Ingo Metzmacher, qui poursuit son approche attentive et précise de Wagner, et qui parvient ainsi à nous faire entendre comme rarement les subtilités de Siegfried. Tour à tour créateur d’atmosphères et orateur musical, il mêle merveilleusement énergie, intelligence et émotion. L’orchestre respire comme un seul homme, révélant la partition sous son meilleur jour, tant lyrique que rhétorique. C’est peut-être dans la fosse qu’était, ce soir, le véritable héros…