C’est une véritable rareté que propose l’Opéra Comique avec cette Médée de Cherubini, en français. La dernière représentation de l’œuvre à Paris date de 2012 avec la production iconoclaste de Krzysztof Warlikowski au Théâtre des Champs-Élysées, et son héroïne en clone d’Amy Winehouse. Mais la proposition du Comique est d’autant plus alléchante que, quand Warlikowski avait réécrit les dialogues, ce sont ceux en alexandrins originaux de François-Benoît Hoffman qui sont présentés ici.
Le passage à la version originelle telle que présentée au Théâtre Feydeau en mars 1797 change la tonalité de l’œuvre par rapport à la Medea (version italienne avec récitatifs) que l’on a plus l’habitude d’entendre, remise en lumière, et de quelle façon, par Maria Callas et Leonard Bernstein en 1953 à La Scala. Comme si l’on revenait à une tragédie classique quand la version italienne tend par certains aspects vers un pré-romantisme, les récitatifs maintenant davantage une tension qui s’exacerbera dans le final.
Si certains effets de la version italienne s’avèrent dramatiquement bien supérieurs, en particulier l’entrée de Médée, ici relativement anodine, sans le suspense et l’effet spectaculaire du « – Chi sei tu ? – Io ? Medea ! », les alexandrins (ici raccourcis) ne sonnent jamais pompeux, d’autant que les interprètes ont audiblement travaillé sur le texte et la scansion.
En accord avec la forme « opéra comique », Joyce El-Khoury n’est pas la Médée torche vive qu’on entend habituellement, c’est une tragédienne qui ménage ses effets : on est dans une combustion lente mais qui n’en sera pas moins dévastatrice. La tessiture est d’ailleurs parfaitement maitrisée, des graves nourris et sonores aux aigus dardés et le timbre, singulier, avec ces aspérités qui accrochent l’oreille, sied à la magicienne. C’est la douceur qui prédomine d’abord, même si les tumultes intérieurs affleurent déjà : le personnage retient ses griffes, tente d’enjôler les hommes, Jason et Créon, la chanteuse osant des piani sur certains points d’orgues. Mais les éclats prendront rapidement le dessus. Il manque juste pour parachever le portrait, le lâcher prise hystérique dans les dernières scènes, à notre goût un peu trop sages (la chanteuse étant peu aidée il est vrai par le traitement scénique sans éclat du dernier acte). Gageons que cet abandon viendra au fur et à mesure des représentations.
Avec Jason, Julien Behr se réinvente avec bonheur en fort ténor. Si la voix sonne d’abord un peu engorgée, on ne peut qu’admirer l’aplomb vocal sans faille, le métal inaltérable, qui conviennent parfaitement au personnage monolithique, particulièrement détestable dans cette production (nous y reviendrons).
Lila Dufy convainc moins en Dircé (Glauce dans la version italienne), ne serait-ce qu’au niveau de la diction, d’une parfaite limpidité chez ses collègues, ici plus floue. Par ailleurs, le timbre n’a pas toute la pureté et le brillant qu’on aurait pu rêver pour ce personnage lumineux et innocent.
On applaudit en revanche sans réserve le magnifique Créon d’Edwin Crossley-Mercer. La voix puissamment projetée sait tour à tour se faire caressante et chaleureuse puis cinglante et menaçante. La bonté rayonne naturellement du mezzo capiteux de Marie-Andrée Bouchard-Lesieur en Néris. Dommage que le tempo précipité de son air « Ah ! nos peines seront communes » gâche quelque peu la magie de ce moment suspendu, lui conférant un côté sautillant voire presque « guilleret » tout à fait hors de propos.
On touche ici la limite de certains choix de Laurence Equilbey à la tête de l’Insula orchestra, privilégiant la progression de l’action avec des tempi plutôt vifs. Cette pulsation va de pair avec une sonorité instrumentale plutôt sèche, mettant en avant la rythmique et les percussions au détriment des cordes.
Lila Dufy (Dircé), Julien Behr (Jason), chœur accentus © Stefan Brion
On a gardé pour la fin l’élément le plus clivant du spectacle. On connaît le goût de la provocation de Marie-Ève Signeyrole (en charge de la mise en scène, et de la conception et la réalisation vidéo), qui est accueillie aux saluts par un mélange de bronca et d’applaudissements. Les intentions de mise en scène sont claires : Médée est « une femme sous l’emprise d’un système patriarcal », qui plus est une étrangère. Elle est donc la victime de l’histoire.
La metteuse en scène semble craindre d’ennuyer ou que le public actuel ne comprenne pas bien les résonnances du mythe avec l’époque actuelle. Elle superpose donc au livret l’histoire d’une femme emprisonnée pour voir tué ses enfants, et l’on verra en vidéo les images d’une balançoire abandonnée avec force grincements ou des bols vides d’une table de petit déjeuné désertée, marquant les regrets de la mère infanticide. Si cela ne suffisait pas, le nouveau personnage interviendra à plusieurs reprises pendant le spectacle, notamment en reprenant la comptine du Chat de la Mère Michel, ce qui est plutôt inattendu sur la scène de l’Opéra Comique. Ce n’est pas la seule adjonction : les enfants de Médée prennent également à plusieurs reprise la parole pour dénoncer leur père violent. Au-delà du fait qu’elles nous ont semblé surnuméraires et n’apporter que peu au mythe, ces interventions viennent parasiter l’action, voire se surimprimer sur la musique.
Un autre reproche serait l’hystérisation et le manque de nuances dans le propos : les hommes sont ici tous des porcs, que ce soit Jason, Créon ou leur suite. Pêle-mêle, on assiste à des viols en direct à l’acte 2, dont celui de Néris (bien que l’on n’ait pas forcément toujours l’image, nous avons droit au son). De même, Jason et Créon ne semblent pas capables de réprimer leurs pulsions, pelotant ou violentant systématiquement tout personnage féminin à leur portée. Le message est clair : tous des ordures !
Cependant, au-delà du caractère (très) appuyé des messages, on reconnaît l’intelligence et la finesse de la direction d’acteurs. Pour ne citer qu’un exemple, l’image de Médée, tournant sur elle-même et jetant à la figure de Dircé et de Jason les pétales de fleur à la sortie de leur mariage à la fin de l’acte 2 est d’une grande puissance. De même le fait de montrer l’acte 1 au travers du regard des enfants (grâce notamment aux caméras filmant en direct) est original et apporte une perspective nouvelle sur les rapports des personnages.
Cela étant dit, courez à l’Opéra Comique, ou à l’Opéra de Montpellier du 8 au 13 mars 2025, qui coproduit le spectacle, ne serait-ce que pour découvrir la version originale de la Médée de Cherubini et pour écouter la distribution de haut vol.