Pendant la guerre entre l’Espagne et l’empire ottoman, un capitaine espagnol qui voyageait avec sa fille Chiara est emmené en captivité à Alger. Un homme cupide l’accuse alors de désertion et se fait nommer tuteur de la fille cadette pour accaparer la fortune familiale. Vingt ans après, un homme et sa fille échouent sur une plage des Baléares : c’est le malheureux récemment libéré de sa captivité et tout juste rescapé d’un naufrage. Le hasard les a conduits près du fief familial où se préparent les noces de la fille cadette, Serafina, avec le fils d’un notable local. La peur d’être reconnu, car l’homme ignore que sa condamnation à mort pour trahison a été annulée, le réduit à l’impuissance. Le hasard, toujours lui, a sauvé du naufrage un personnage nommé Picaro, ce qui le définit aussitôt comme un de ces aventuriers souvent malchanceux popularisés par la littérature espagnole. Originaire lui aussi du lieu-même – le hasard ! – ce vaurien qui s’était fait pirate va accepter d’entrer dans l’ultime machination du tuteur destinée à empêcher le mariage pour conserver le contrôle de la fortune. Mais comme ce mauvais sujet a bon cœur, il finira par mettre son énergie et sa duplicité au service de l’innocence, et celle-ci triomphera, comme il se doit !
Abracadabrantesque, ce livret ? Convenons-en sans barguigner. Tiré du mélodrame La citerne dû au maître du genre, le prolifique Pixérécourt, il fut mis en musique en un peu moins de deux semaines par Donizetti, à cause du retard pris par Felice Romani. Intitulée Chiara e Serafina ossia Il pirata l’œuvre ne tint pas longtemps l’affiche avant de disparaître sans retour. Et l’on se demande bien pourquoi, au sortir d’une représentation aussi réjouissante ! Sans doute notre perception de la musique est-elle différente de celle des contemporains de la création, qui attendaient d’une nouveauté qu’elle soit nouvelle. Or Donizetti, pour ses débuts à La Scala en 1822 semble avoir voulu râtisser large en montrant qu’il pouvait, en s’inspirant des maîtres reconnus et en particulier de Rossini, écrire « à la manière de ». Ce qui pouvait impatienter les auditeurs de l’époque revêt pour nous un charme particulier, d’autant que ces références possibles et probables apparaissent dans un discours où nous avons l’avantage de pouvoir pressentir et même entendre les modulations du Donizetti futur.
Don Meschino (Giuseppe Di Luca) cerné par les pirates © gianfranco rota
Il y a donc le charme de cette composition, extrêmement variée et abondante, avec des morceaux de bravoure comme un sextuor où les trois voix féminines, un alto et deux sopranos se mêlent avec les voix masculines en contrepoint, et une écriture belcantiste qui offre même aux personnages secondaires l’occasion de quelque trait de virtuosité. Mais, s’agissant du spectacle, c’est une fête d’intelligence dans l’adaptation. Comment intéresser le public actuel à une histoire que la vie moderne rend invraisemblable ? En jouant la carte des références culturelles, ce qui était déjà la stratégie du compositeur. Gianluca Falaschi, qui signe mise en scène, décors et costumes, tient solidement les rênes et mène le jeu magistralement. Que représente la scène ouverte ? Une scène dans un théâtre, probablement, balayée plus ou moins énergiquement, avec décors amovibles, trompe-l’œil qui se donnent pour tels, portes accessoires, projecteurs montant dans les cintres, nuages qui en descendent, escaliers, dégagements vers les coulisses, et dans ce cadre technique tout un monde d’interprètes que leurs costumes et leurs maquillages ou leurs masques rattachent à des traditions de spectacles tels que les cafés chantants ou les revues de cabaret. Il donne aux personnages principaux une individualité forte en s’inspirant aussi bien, pour les femmes, des portraits-caricature de Gavarni, que du cinéma, pour les deux sexes, peut-être Mae West pour Lisette, et san doute Charlot pour le malheureux dont la fille Chiara, en habits masculins, serait « the kid » – ou du music-hall – le fiancé de Serafina a l’ambigüité et la gestuelle de Mayol, même si probablement la référence est celle d’un artiste de variétés italien. Même Cocteau sera convoqué pour le dessin chargé de figurer une statue équestre, en hommage au créateur d’assemblages inattendus. Le rythme est tel qu’on pense à Hellzapoppin !
En haur Chiara (Greta Dovice) en bas Picaro (Sung-Hwan Damien Park) © gianfranco rota
En même temps Gianluca Falaschi sait animer le plateau en dirigeant les choristes et les figurants en groupes que leurs costumes vivement colorés distinguent – et peu importe que des danseuses hawaïennes voisinent avec des girls, les palmiers sont de carton-pâte – et en les faisant bouger dans l’espace à la manière des troupes de revue. Tout est réglé impeccablement, il n’y a aucun temps mort, si bien que les scènes d’intimité entre les personnages constituent des répits bienvenus dans ce tourbillon. La dynamique est si constante, tout au long du premier acte, qu’elle semble retomber au cours du second. Mais c’est celui de la peur, quand les pirates qui ont investi l’île et pris les innocents en otage se sentant menacés deviennent menaçants. Les lumières vont participer à créer l’effroi – enfin, à le suggérer – et les solistes, puisqu’ils sont prisonniers, pourront exhaler leurs sentiments, en particulier Serafina, le final revenant à Chiara, qui après avoir sauvé les documents prouvant l’innocence de son père, réapparait dans sa féminité pour chanter juchée sur une table, un rondo digne de Cenerentola.
le rondo de Chiara (Greta Doveri) © gianfranco rota
Autour du trio père-filles, gravitent d’autres personnages, comme Agnese, une femme de pêcheur, et Lisetta, sa fille qui rêve de grandeur et repousse sans ménagement un ridicule prétendant, Don Meschino. Il est vrai qu’il ferait pitié s’il ne faisait rire, ce bouffon pleutre qui essuie rebuffade sur rebuffade et se soumet platement quand le fouet des pirates claque. Une indisposition de dernière heure nous prive pour ce rôle de Pietro Spagnoli, le seul soliste à ne pas émaner de l’académie de perfectionnement de La Scala, à laquelle appartient Giuseppe De Luca qui le remplace avec compétence. Lisetta a la voix profonde de Valentina Pluzhnikova, dont la vis comica inlassable sait se mettre en pause pour évoquer les bienfaits du maître disparu. Dans les rôles secondaires d’Agnese, de Spalatro et Gennaro les interventions de Mara Gaudenzi, Andrea Tanzillo et de Luca Romano sont irréprochables, voix bien timbrées, bien projetées. Le fiancé malgré lui – c’est en tout cas le personnage joué au premier acte par un gommeux sensible au charme viril des pêcheurs – participe au deuxième acte à la délivrance des otages des pirates en combattant de la onzième heure. Hyun-Seo Davide Park lui confère une voix de ténor qui sait se faire percutante et un jeu scénique très soigné. Son homonyme Sung-Hwan Damien Park lui vole la vedette parce que le rôle de Picaro est plus gratifiant ; l’interprète est effervescent, tirant parti – avec on le suppose la complicité du chef – de la proximité de son nom avec Figaro pour se présenter sur quelques notes de Rossini. La projection est excellente, la prononciation ferme, l’homogénéité certaine, il fera parler de lui. Paradoxalement, le malheureux père est moins gâté vocalement. Le même interprète se voit ici confier aussi le rôle épisodique du traître qui tente une machination ultime pour empêcher le mariage de Serafina. Matias Moncada peut ainsi jouer les caméléons et il le fait avec brio, avec des attitudes si différentes que les interprètes semblent différents. La jeune fille élevée par le tuteur a la frivolité qui doit la rendre incapable de gérer sa fortune ; Fan Zhou lui prête une voix de soprano colorature dont l’acidité légère ira s’atténuant jusqu’à disparaître, laissant intact le plaisir de l’exhibition virtuose. Sa sœur Chiara a l’apparence d’un garçon, mais dès que Greta Doveri ouvre la bouche il en coule un velours nacré en messa di voce dont la séduction est immédiate et ne se démentira pas même si la douceur de la voix de soprano lyrique s’atténue légèrement quand elle s’affermit pour gagner en puissance. Quant à la composition scénique elle semble si naturelle qu’elle ravit. A ne pas perdre de vue !
Si le bonheur était lié à la vitalité du spectacle et à la qualité des chanteurs, le rôle de la fosse est peut-être primordial, car c’est d’elle que va dépendre que ce que l’on voit s’accorde à ce que l’on entend. Sesto Quatrini se montre infatigable, jusqu’à la fin, dans les indications que sa main gauche lance aux chanteurs. Il dirige l’orchestre Gli originali, qui se réclame d’une recherche d’authenticité sonore en ce que les musiciens utilisent des instruments anciens ou des copies fidèles pour restituer les intensités et les couleurs que les compositeurs ont pu entendre. Leur premier violon, Enrico Casazza donne à ce sujet une opinion autorisée dans un magazine de Bergame, évoquant un diapason à 432 Hz au lieu de 440, et expliquant que dans ce contexte les chanteurs et l’orchestre jouent à égalité. Et certes à aucun moment les chanteurs n’ont dû forcer pour passer la rampe. Ce n’est pas le moindre des plaisirs nombreux que ce spectacle procure : qui pourra y coure ! dernière représentation le 25 novembre.