Qui aurait pu croire qu’une aussi bonne partition dormait encore dans les cartons des bibliothèques ? Qui aurait cru que Sacchini pouvait nous réserver une aussi bonne surprise que cet opéra d’après Corneille, d’abord conçu en italien sous le titre Il Gran Cid (Londres, 1773) avant d’être adapté en français pour devenir Chimène, ou Le Cid ? L’ARCAL et le CMBV y ont cru, avec raison, mais tous ceux qu’avait subjugués Renaud, du même Sacchini, pouvaient soupçonner que cette œuvre créée la même année serait du même tonneau. Et cette fois, impossible d’attribuer le succès de l’entreprise au magnétisme d’une chanteuse à la forte personnalité : ce ne sont pas ici les voix que l’on admire, mais bien l’écriture d’un compositeur appelé à Paris pour prendre la relève de Gluck face à son rival Piccinni. Les airs sont écrits sur le même modèle que ceux du Chevalier reparti pour Vienne, mais la musique orchestrale possède une élégance qui fait penser à Mozart, pourtant d’un quart de siècle plus jeune que Sacchini. Et en entendant le premier air de Chimène, tourmentée par l’amour insensé qu’elle porte à son ennemi, on pense à Ilia, éprise d’un de ces Grecs qui sont cause de tous ses malheurs (Idomeneo n’est que de deux ans antérieur). Les duos entre Rodrigue et Chimène sont très développés, et seuls les chœurs paraissent parfois un peu longuets à force de répétition des mêmes phrases.
Grâces soient donc rendues à Julien Chauvin à la tête de son Concert de la Loge pour avoir fait revivre cette œuvre, dont on comprend qu’elle ait tant plu à Marie-Antoinette. C’est peut-être avec des effectifs plus nombreux que le public de 1783 découvrit Chimène, mais tel quel, l’orchestre est bien suffisant pour nous faire apprécier la vivacité et la beauté de cette musique. Ledit orchestre est d’ailleurs visible pendant toute la soirée puisqu’il a été décidé de le placer sur scène, divisé en deux moitiés entre lesquelles le chef prend place, tantôt face, tantôt dos au public. Ainsi l’a voulu Sandrine Anglade, qui fait évoluer les protagonistes sur un espace restreint, sombre mais superbement éclairé, pour un spectacle fluide dont le dépouillement permet en fait de se concentrer sur l’action. Les soldats que Rodrigue entraîne au combat contre les Maures ressemblent plus à une bande de sympathiques bandits qu’à l’armée de métier d’un grand roi, mais peu importe, au fond.
A. Sargsyan, A. Slawinska © Anne-Sophie Soudoplatoff
Cela dit, il ne suffit pas de croire, il faut aussi dire. Et c’est là que le bât blesse un peu. Pas pour tous, bien de sûr. Les Chantres du CMBV ont une diction exemplaire et, peut-être stimulés par l’expérience de la scène, semblent plus présents que dans certains opéras en version de concert. Mathieu Lécroart en Don Diègue est un régal : ce baryton, formé à la dure école de Compiègne du temps de feu Pierre Jourdan, honteusement sous-employé depuis, unit à un français suprêmement articulé un timbre délectable et une belle aisance dans l’aigu. Dans la même tessiture, Jérôme Boutillier, applaudi il y a un an lors du concert des Révélations de l’Adami, confirme les dons les plus prometteurs, grâce à l’air du Hérault, équivalent très abrégé du fameux « Nous partîmes cinq cents, mais par un prompt renfort… ». Pas de problème linguistique non plus pour Artavazd Sargsyan : la voix n’est pas d’une puissance énorme, on l’avait déjà remarqué en d’autres occasions, mais le ténor se fait ici fort bien entendre et compose un héros tout à fait convaincant, même si le livret ampute le héros de ses très cornéliennes stances. On aurait aimé avoir pour Chimène les oreilles de Rodrigue, mais le compte n’y est hélas pas tout à fait. Mozartienne confirmée, Agnieszka Sławińska a la voix qui convient au rôle, dont elle a aussi la silhouette. La diction, en revanche, manque cruellement de clarté : les voyelles sont à peu près les bonnes, comme on s’en rend compte lorsqu’on lève les yeux vers le surtitrage, mais l’ensemble ne coule pas comme il devrait, même si les choses s’arrangent dans les duos avec Rodrigue. A peu près incompréhensible s’avère en revanche le roi d’Enrique Sánchez-Ramos : dans son cas, la lecture des surtitres s’apparente à une surprise totale, sans rapport avec les sons émis. Un disque s’ensuivra-t-il ? On le souhaite dans l’absolu, mais peut-être faudra-t-il revoir au moins ce point noir de la distribution.
Prochaines représentations : le 14 mars à Massy, les 25 et 27 mars à Herblay