Formidable spectacle, réussi en tous points, puissant, saisissant, effrayant même. Rien n’est édulcoré de la violence de l’opéra de Chostakovitch, sa cruauté est là. C’est la reprise d’une production de l’Opéra des Flandres, montée alors qu’Aviel Cahn en était le directeur. Lequel Aviel Cahn a attendu sa troisième saison à Genève pour en faire le point culminant d’une programmation où les spectacles très forts se sont succédés. Dans une ligne éditoriale cohérente et pour le moins sans concession, très sombre, reflet de notre temps. Temps sans pitié.
Calixto Bieito avait conçu ce Lady Macbeth de Mtsensk en 2014 en association avec le chef Vladimir Jurowski et ForumOpera n’avait pas caché son enthousiasme. Neuf ans plus tard, il y revient avec une distribution presque inchangée. Dominée par Aušrinė Stundytė qui retrouve son rôle.
On est pétrifié devant tant d’engagement, d’investissement personnel, d’abnégation, de violence subie, on a peur pour elle, mais c’est son rôle et d’ailleurs elle vient de le chanter à Lyon pour Dmitri Tcherniakov, autre metteur en scène star, preuve qu’une chanteuse en réchappe.
Pour Calixto Bieito, elle a été aussi Vénus (de Tannhaüser) ou Judith (du Château de Barbe-Bleue), rôles tout aussi forts. On peut imaginer que ces deux artistes s’inspirent l’un l’autre. Et qu’il faut une singulière entente pour qu’une chanteuse se livre avec une telle impudeur, prenne autant de risques et aille ainsi au bout de ses forces (son épuisement était visible aux saluts).
Ladislav Elgr retrouve lui aussi son rôle neuf ans après, il est Sergueï, l’ouvrier dont Katerina fait son amant, puis son mari. « Ils ont beaucoup mûri, le temps leur a donné plus de liberté… et je leur en avais déjà donné beaucoup à l’époque », dit le metteur en scène. En effet, le moins qu’on peut dire est qu’ils y vont carrément, avec une audace plutôt sidérante. Les nudités ne sont pas seulement physiques ici.
Entre Tchernobyl et une plate-forme off shore
Autre artisane de cette réussite, la scénographe Rebecca Ringst, complice du metteur en scène depuis deux décennies : une envahissante structure métallique noyée de pénombre, des escaliers de fer qui se perdent dans la nuit et grimpent on ne sait où, des souffleries, une énorme citerne de bois tout en haut comme sur les toits de New York, cela tient du chevalet de mine, de la plate-forme off shore, de la friche industrielle en rase campagne. Et justement, comme si cette oppressante usine était en plein champ, tout l’avant-scène est recouvert d’une boue grasse, qui colle aux semelles, une boue où on se battra, où on tombera vaincu, fouetté, martyrisé, violé, boue de chantier ou de charnier.
La première arrivée des ouvriers, en combinaisons de travail souillées, cohorte indistincte, procession menaçante, ponctuée des loupiotes de leurs casques de spéléologues, redoublera cette suggestion d’un monde souterrain, menaçant, d’une virilité dangereuse, noire, malsaine. Où les femmes ne peuvent être que des proies, des objets, des victimes, des ventres pour les mâles.
L’ennui et l’impuissance
Au milieu de cet édifice d’acier, l’appartement de la malheureuse Katerina, aussi éclatant de blancheur et de propreté que son environnement est nocturne et poisseux. Cuisine toute équipée d’un côté et coin salon de l’autre avec canapé d’angle où se lover. Mais dans un tel monde on ne se love pas. Cet appartement-témoin acheté sur catalogue, Katerina y meurt d’ennui. Sous le joug d’un terrible beau-père, aux allures de cowboy, sorti de quelque Dallas (ou Bonanza), patron-tyran, self made man brutal, la main baladeuse, peloteuse, fouilleuse, insidieuse. Dictateur domestique dégoulinant dont Dmitry Ulyanov dessine avec voracité la silhouette libidineuse.
Autre souffre-douleur de la brute, son propre fils, Zachary, le mari de Katerina, piètre silhouette en imperméable de petit employé, vraisemblablement impuissant, même si c’est à Katerina que le beau-père fait grief de ne lui avoir pas donné de petit-fils. « Tu es comme un poisson froid », lui dit-il. Reproductrice, seul rôle qu’on lui concède.
Le sexe et la mort
Dans cet océan de frustration, surgit un autre mâle dominant, un ouvrier bien monté, chassé d’une exploitation voisine pour avoir lutiné la patronne, et qui, pour célébrer son arrivée ici, n’a rien de plus pressant que de violer dans la boue la fragile Aksinia, sous les yeux hagards des spéléologues concupiscents.
Le sexe et la mort sont les seules issues dans cet univers sans lumière. Mais Katerina aura l’incongruité d’y faire surgir un élément hétérodoxe et dévastateur : l’amour. Elle se prendra de passion pour Sergueï, ce mâle qui la prend sauvagement sur la cuisinière, aussi brutal en somme que le beau-père, mais désirable, lui. Le désir est aussi impitoyable que l’ennui, aussi impérieux, aussi désespéré.
Calixto Bieito sans truquage
« Je me sens très proche de cet opéra qui raconte toute notre impuissance humaine et le monde hostile et violent dans lequel nous vivons », dit Calixto Bieito. Et de faire référence à quelques-unes de ses références personnelles, les peintures noires de Goya, la Chute des Damnés de Jérôme Bosch, mais aussi, plus proches d’aujourd’hui, Tchernobyl ou le film noir de Tay Garnett, Le facteur sonne toujours deux fois, ou La Route de Cormac McCarthy. D’où l’impression de sincérité sans truquage qu’il donne ici. À la différence de son Guerre et Paix de Prokofiev sur la même scène, qui nous avait semblé multiplier les provocations inutiles.
Un chœur magistral
Le groupe et les individus, la victime et les bourreaux, ainsi se dessinent la dialectique du livret et celle de la partition. La victime se fera bourreau à son tour, avant d’être à la fin terrassée elle aussi.
La masse, c’est le peuple. Staline quand il rédigea pour la Pravda le fameux article de 1936 où il condamnait la violence, qu’il trouvait cacophonique, de la musique, avait sans doute perçu aussi qu’il n’y a ici aucune indulgence pour le peuple, asservi, moutonnier, oppresseur. Ici figuré par le Chœur du Grand Théâtre de Genève, toujours impressionnant, mais particulièrement acerbe, incisif, dru, percutant dans cette partition.
Silhouettes arpentant les échafaudages ou masse informe et terrifiante envahissant la boîte à vivre de Katarina ou spectateurs hirsutes du viol d’Aksinia ou du combat dans la boue de Katarina et Sergueï (car le premier défi qu’il lui propose c’est de se battre avec lui), les choristes, au-delà de leur prestation vocale imposante, se plient physiquement à toutes les demandes d’un metteur en scène qui sait animer un groupe, le faire habiter un décor. Et ce sera vrai encore au dernier tableau quand l’architecture de métal deviendra camp de transit sur le chemin de la Sibérie et qu’ils deviendront les éternels zeks de Dostoïevski, en route vers la maison des morts. « C’est très fort émotionnellement et ça demande de vraiment laisser notre personnalité dans les loges », nous confiait une choriste.
Un orchestre quasi chambriste (par moments)
La masse c’est aussi l’orchestre. Tour à tour clinquant, goguenard, fanfaresque, tonitruant, puis d’une inattendue délicatesse. Ce Chostakovitch de vingt et quelques années (l’opéra a été composé entre 1932 et 1934) maîtrise son propre langage, un collage d’emprunts insolites, d’influences revendiquées, de trivialités assumées, de valses parodiques, de narquoiseries, brinquebalant entre divers registres, mais aussi une orchestration constamment inventive et curieuse, poudroyante, des subtilités de timbres, des tissages de textures, mises en évidence par un Orchestre de la Suisse Romande des grands jours.
Il se passe autant de choses dans la fosse que sur la scène, et ce n’est pas peu dire. Et le contraste est parfois étonnant entre la rudesse (euphémisme !) de ce qu’on voit, et le raffinement d’une partition, qui certes abonde en fortissimos déferlants, en goguenardises chostakoviennes, en riffs de cuivres tonitruants, mais aussi en entrecroisements de bois, en contrechants de clarinette ou de basson, en flûtes astringentes, en tapis de cordes veloutées, en roulements de timbales presqu’imperceptibles, en délicatesses pointillistes, en touches de couleurs boisées. Alejo Pérez fait respirer cet orchestre, alanguit les phrasés, étire le temps, et puis d’une main ferme assène des fanfares pétrifiantes.
Body and soul
Vocalement on ne peut qu’admirer les performances des chanteurs. Le plus souvent, Ladislav Elgr se cantonne à un chant expressif et expressionniste, parfois assez rugueux, et la partition ne lui offre que peu d’envols solistes. Il aborde son personnage en chanteur-acteur, très athlétiquement. La mise en scène le déshabille volontiers. Cette machine désirante est aussi objet de désir…
À Katerina Chostakovitch ménage quelques moments d’un lyrisme éperdu, telle son apparition au lever de rideau. Si la première phrase d’Aušrinė Stundytė, au fond de son salon, est presqu’inaudible, dès la seconde elle impose son timbre insinuant, très projeté, avec beaucoup de chaleur, beaucoup de corps, au sens le plus charnel du mot. Difficile d’en parler avec le vocabulaire habituel de l’exercice critique. Davantage que de beau chant, même si la voix est là, avec sa plénitude, son aisance technique, des lignes impeccablement conduites, des notes hautes aisées, une respiration impavide, c’est plus l’expressivité de ce chant, sa façon de porter le texte, de suggérer l’âme du personnage, sa couleur, son poids de mélancolie, qui touchent l’auditeur. En osmose avec la silhouette, la gestuelle, en un mot l’incarnation.
Accomplir son destin
Autre moment crucial, on pourrait s’arrêter un instant sur la scène qui commence avec le lamento « Zherebyonok k kob’lke toropitsa – Mes jours s’écoulent sans joie, je n’ai personne à qui parler », où on peut admirer les phrasés, la chaleur du timbre, et surtout, au-delà du chant, l’intériorité d’Aušrinė Stundytė au dessus d’un entrelacs de bois (basson et clarinette) que vient relayer un beau violoncelle solo. Elle se prépare alors à se coucher. Elle se caresse, elle s’assied devant le frigo pour se rafraichir, une flûte acide ironise.
On frappe à la porte : c’est Sergueï. Il entre par la fenêtre, apparemment très chaud. Conversation furtive, et là on peut remarquer l’éclat de la voix du ténor. « Je meurs d’ennui », dit-il (lui aussi), « je suis un homme sensible, j’ai bien vu le sort des femmes… » (la ficelle est grosse…)
Le tapis de cordes se fait voluptueux et alangui, alors que le chant est de plus en plus anguleux, puis très vite le désir se fait brûlant jusqu’à l’accouplement brutal sur le frigo, et la musique devient crûment explicite : survient alors un orchestre de scène (tubas, trombone, cors, une huitaine de cuivres) qu’on devine derrière la fenêtre du salon dans une lumière verte et qui vient pimenter fortissimo ce qui se passe, jusqu’à un glissando de trombone drolatique signalant au premier degré que tout est accompli. Une fanfare itinérante qu’on verra surgir ici et là pour ponctuer sarcastiquement l’action et même se percher au dernier balcon pour des effets stéréophoniques savoureux.
À l’éruption sexuelle succède alors un grand calme. Un basson nasille dans la fosse pour commenter l’approche de Boris, descendant de la chambre au premier étage où il s’était retiré avec Aksina (encore elle, décidément), et à nouveau on remarque la palette large, les graves solides, de Dmitry Ulyanov, ses éclats sur des bouffées de valse grotesque (référence au baron Ochs ?), les ponctuations pointillistes de l’orchestre, goguenardes, et, à nouveau sur les trois temps d’une valse, un trio improbable préludant à la violente scène où Boris fouette à coup de ceinture le dos de Sergueï sur un arrière-plan de cuivres déchainés. Hurlements de Katerina, crescendo harcelant, jusqu’à un climax insoutenable, la réalisation sonore est aussi ébouriffante que le spectacle est éprouvant à regarder.
Montagnes russes sonores
Alejo Pérez fait siennes dans sa direction les alternances quasi systématiques chez Chostakovitch entre explosions volcaniques et détentes chargées de sombres présages, ainsi la scène des champignons à la mort-aux-rats que Katerina fait réchauffer pour son beau-père : ici, un très joli solo de violon, galbé à souhait, tout en sous-entendus morbides, que relieront des pizzicati harcelants des contrebasses, puis des ritournelles de flûtes et de clarinettes, jusqu’aux beuglements du bonhomme suppliant qu’on aille cherche un pope. Et au chant joyeux sur fond de fifre des employés partant au travail.
On ne s’attarde sur ce moment que pour suggérer l’assez épatante conjonction d’un travail orchestral constamment affuté, d’une imbrication virtuose du chant et jeu théâtral, et d’une direction d’acteurs nerveuse, acide, virulente.
Les rôles secondaires sont parfaits : Michael Laurenz, brillant ténor de caractère, dessine un « Balourd miteux » truculent dans son ivrognerie et son monologue au troisième acte, ponctué par le tuba, est d’une bouffonnerie à la Moussorgsky (ou à la Beckett), sur un tempo cavalcadant (flons-flons virtuoses à l’orchestre sur un rythme de manège en folie). Le commissaire, Alexey Shishlyaev, est impérieux à souhait, avec sa troupe de policiers, d’abord grotesques puis terrifiants. Soit dit en passant le côté brigade de maintien-de-l’ordre casquée relève du cliché et la scène de passage à tabac dans la pénombre d’un gentil jeune homme (gay ?) est un peu gênante aussi.
Quant à Alexander Roslavets, il fait un joli numéro de basse bouffe en pope porté sur la vodka, mais il en appellera à son registre le plus puissamment vieux-russe pour la longue plainte douloureuse du vieux forçat de l’acte sibérien, en osmose avec un chœur poignant.
Le rôle de Zachary (le mari qui finira dans un body bag) est sacrifié à tous points de vue, mais on retient le timbre et la projection du ténor John Daszak. On remarque aussi les quelque huit membres du chœur (riche en voix russes) qui s’en détachent pour les rôles de commis ou de détenus.
Le mélange des genres préside à la scène du mariage. La fragilité de Katerina en robe blanche, l’impudence de Sergueï (l’argent, autre moteur du personnage, avec le sexe), la gigue des invités puis leur chœur quasi byzantin dont se gaussent les cuivres, le débarquement de la soldatesque précédée du balourd miteux reconverti en mouchard, tout cela grince, narquoise, ricane.
Déglingue
Autre moment de spectacle, le démontage total de l’appartement en cinq minutes chrono, du sol au plafond tout disparait dans un ballet bien réglé de machinistes, frigo, fenêtres, tout le décor des amours et des crimes est évacué sur fond sonore de bourrasque. Ne reste que la carcasse, sur laquelle tombe la nuit du bagne.
De plus en plus bouleversante, Aušrinė Stundytė fait appel à son registre le plus dépouillé pour « la longue cantilène de désolation absolue » de Katerina (ce sont les mots d’Alejo Pérez) : contrepoint de hautbois puis de clarinette, roulement sourd de grosse caisse, commentaire lancinant des violoncelles, ponctuations de harpe, on est à la limite du silence. « Ce n’est pas facile après la douceur de l’édredon de dormir sur la terre froide », chante Katerina tandis que Sergeï, plus insolent que jamais, entreprend une idylle grinçante avec une pimpante détenue blonde. Commentaire sarcastique, volubile, pointu, de l’orchestre pendant la scène où le cynique vient convaincre la malheureuse de lui remettre ses bas avant de les passer à la blonde…. puis hallucinant crescendo chœur-orchestre sur le combat dans la boue des deux femmes (choral de tuba au point culminant).
Le triomphe de la mort
Plus que jamais, c’est Alejo Pérez qui conduit les ruptures de tension et de dynamique : d’un paroxysme assourdissant on retombe à un lamento dénudé, une plainte blafarde (harpes, cordes en ariière-plan, on songe à Mahler, que Chostakovitch connaissait bien), avant de glisser à l’ironie des piques de Sonietchka (et Kai Rüütel en appelle à ses graves les plus impertinents pour narguer Katerina).
La dernière scène sera hallucinante. L’ostinato des cuivres tel un glas, les implorations fortissimos du chœur, les ponctuations lancinantes de la grosse caisse, les contrebasses descendant dans les tréfonds, Katerina étranglant Sonia, les hurlements de Sonia, le suicide de Katia, la voix funèbre du vieux prisonnier « Marcher, marcher, encore », l’ultime chœur des forçats, telle une prière s’enfonçant dans la nuit. L’empire de la mort.
Sublime point final d’un spectacle magnifique et poignant.