Traiter l’absurde n’est pas chose facile, tant le cerveau humain est avide de cohérence, de compréhension, de sens.
Un homme qui perd son nez et part à sa recherche, ce nez qui devient lui-même un personnage de l’intrigue, le héros en butte aux aberrations du régime soviétique, qui consulte l’église et la police, qui fait face aux failles de la médecine, ses pérégrinations jusqu’au happy end final où le monde semble enfin remis sur ses pieds et où chacun aura ré-enfilé son pantalon, quel sens donner à tout cela ? Parmi toutes les lectures possibles, symboliques, psychanalytiques, burlesques ou poétiques, une grande liberté est finalement laissée au metteur en scène de présenter ses propres choix, en toute subjectivité.
Pour ma part, je garde en mémoire une mise en scène exemplaire à maints égards, vue à Aix en Provence en juillet 2011, https://www.forumopera.com/spectacle/epoustouflant/ d’une surprenante poésie, qui présentait une vision à la fois esthétique et burlesque en tous points satisfaisante. Les partis pris ici par Alex Ollé sont moins clairs, balançant entre le kitch et le non-sense, avec quelques images fortes et spectaculaires, certaines relevant quasiment du cirque, son petit lot habituel de provocations, mais peu de réflexion sur l’œuvre (tant celle de Gogol que celle de Chostakovitch), une dramaturgie un peu déficiente.
Le dispositif scénique, exploitant de façon très spectaculaire toute la hauteur du plateau, est essentiellement composé d’un grand rideau d’avant scène, fait d’une matière réticulée semi transparente, sur lequel interviendront des projections, et que des jeux de lumière permettent de transpercer selon les besoins.
Si le rythme du spectacle, très soutenu, respecte bien celui de la partition, si l’abondance de personnages sur scène, la diversité des corps, leur côté bariolé, foutraque, déjanté est bien à l’image (à peine caricaturée) de notre société, si le mouvement permanent de cette nuée d’histrions meuble très efficacement le plateau, tout cela n’apporte guère de sens, et en tout cas n’éclaire pas le livret qui, hier soir, aura conservé tous ses mystères. Les costumes sont d’une laideur parfaitement assumée, sans distance par rapport à la réalité et ce côté « premier degré » permanent finit assez vite par lasser. Les excès de tous ordres, en somme, rendent les choses insignifiantes.
Par la démesure de sa réalisation, et malgré des propositions scéniques fortes, le metteur en scène n’atteint pas sa cible : les ressorts comiques utilisés sont sans finesse (c’est un euphémisme) et sans poésie, le champ de la réflexion n’est pas sollicité, seul l’œil se gave d’images spectaculaires, magnifiquement éclairées mais bien peu chargées de sens.
Dans la fosse, l’orchestre symphonique de la Monnaie dirigé par Gergely Madaras a fort à faire, en particulier le pupitre des percussions (9 personnes, c’est énorme…) sans cesse sollicité, et qui livre une prestation remarquable de bout en bout. Le reste de l’orchestre se joue des difficultés de la partition, de ses rythmes alambiqués, de son écriture en dents de scie et pleine de surprises que le chef parvient à maîtriser sans trop de peine. Ils maintiennent jusqu’à la fin du spectacle le caractère haletant de la partition, sans faiblesse et sans fatigue.
De la surabondance de personnages, quelques voix extrêmement efficaces émergent sans difficulté : c’est le cas de tous les rôles principaux, excellemment distribués qui, en plus d’une remarquable présence scénique, semblent maîtriser le russe à la perfection. Mentionnons tout d’abord Scott Hendricks (Kovalyov) voix très bien timbrée et acteur virtuose, qui incarne le rôle principal avec énormément de conviction et se plie sans sourciller aux excentricités de la mise en scène ; à ses côtés, le ténor Nicky Spence (Le Nez) très à son aise dans le registre burlesque, ne démérite pas.
Si les cris de furie de Giselle Allen (Praskovia Ossipovna) dans la scène d’ouverture sont tout bonnement insupportables (c’est encore une outrance assumée) la chanteuse se montrera plus mesurée dans ses autres interventions. Excellentes prestations également pour le ténor Anton Rositskiy dans le rôle d’Ivan, le valet enchaîné de Kovalyov, puis dans quatre autres emplois, et de la soprano Eir Inderhaug, notamment dans leur intervention commune lors de la scène de la cathédrale, une des plus réussies. Magnifique moment lyrique de la mezzo Natasha Petrinsky dans le rôle de la Comtesse, auquel elle apporte une élégance bien nécessaire et une voix aux qualités indéniables. La nature du spectacle rend difficilement dissociables les performances scéniques et les performances vocales. Chacun est complètement engagé dans ses rôles (la plupart des chanteurs en assument plusieurs), intégré dans une véritable performance de troupe : relevons néanmoins la très belle voix de basse de Alexander Roslavets, (Ivan Yakovlevitch) et la prestation du ténor Alexander Kravets en inspecteur de police. Pas moins de trente-deux autres chanteurs, dont beaucoup de jeunes talents, se partagent un grand nombre de rôles de complément, qu’on aura eu bien du mal à identifier dans le grand maelström sans cesse en mouvement de ce joyeux spectacle délirant.
Enfin, accordons une mention spéciale pour Jori Klomp, chef invité des chœurs de la Monnaie venu d’Allemagne, qui trouve d’emblée pour ses troupes une partition à la mesure de leur talent.