Il existe à l’heure actuelle un problème Michel Fau. Cet homme est trop doué. Que sa mise en scène de Ciboulette soit un bijou, c’est parfait. Mais voilà que ce diable d’homme vient aussi de réunir Dardanus à Bordeaux ! Ça en devient écœurant. Et même quand il apparaît au troisième acte de Ciboulette déguisé en comtesse de Castiglione, on aimerait pouvoir faire la fine bouche, garder les fesses serrées. Pas moyen, il est à pleurer de rire ! Vêtu d’une immense robe verte, sous une cascade de boucles rousses émergeant d’un turban, il semble sorti d’un des meilleurs portraits peints par Jean-Gabriel Domergue. Et quand il ouvre la bouche, on ne résiste pas plus de trois secondes à sa caricature de chanteuse, tant il en a saisi tous les tics ridicules, toutes les odieuses minauderies, avec son art consommé du vibrato-ululement appris auprès des plus grandes… Créée en février 2013 Salle Favart, vue ensuite à Saint-Etienne en décembre de la même année, captée et commercialisée sous la forme d’un DVD, cette Ciboulette a déjà recueilli tellement de louanges qu’on serait tenté de baisser les bras à la perspective d’en ajouter une nouvelle charretée. Quand le rideau se lève, on admire d’abord l’art avec lequel sont entrelacées les différentes époques de référence : ces robes Second Empire revues par les Années Folles, ces maquillages blafards/yeux charbonneux qui renvoient directement au cinéma muet, ces choristes alignés comme pour une revue. Nous sommes bien à la fois en 1923, date de la création de l’œuvre, et en 1867, l’année en laquelle l’intrigue est située. Ciboulette, elle, vient d’un autre temps, plus proche de nous, mais forcément antérieur à la destruction des halles de Baltard, même si elle se déguise en Marlène Dietrich de L’Ange bleu, le temps d’une chanson. Jamais l’humour n’empêche l’émotion, on rit et on l’on s’attendrit à la fois, tant l’affaire est ici menée avec délicatesse.
© Vincent Pontet
Parlons donc plutôt de ce qui a changé. En fosse, d’abord. A l’orchestre de l’Opéra de Toulon succède l’Orchestre de chambre de Paris, mais c’est toujours Laurence Equilbey qui dirige, et Reynaldo Hahn sort toujours grand vainqueur de l’opération, avec un chapelet de mélodies toutes plus attachantes les unes que les autres, avec ces citations imprévues (Manon à l’Acte I, mais aussi La Belle Hélène au II) et cette orchestration élégante. Sur scène, le choeur accentus, lui, est toujours fidèle au poste, se métamorphosant sans cesse, en soldats, fêtards, maraîchers, villageois ou mondains. Les époux Grenu sont toujours tenus par Jean-Claude Saragosse et Guillemette Laurens, Ronan Debois est toujours Roger, mais il a une nouvelle Zénobie, Olivia Doray, déjà présente à Saint-Etienne, que l’on n’entend réellement que dans leur duo initial. Comme à Saint-Etienne également, Andréa Ferréol reprend dignement le flambeau de la regrettée Bernadette Lafont en Madame Pingret. A Jean-François Lapointe succède Tassis Christoyannis, Duparquet au physique et à la voix forcément différents, élégant et convaincant dans les moments pince-sans-rire comme dans les passages où l’émotion fait plus qu’affleurer. Julien Behr est toujours Antonin de Mourmelon, déchaîné dans son rôle de jeune sot à la recherche du bonheur, désormais totalement chez lui dans un personnage qu’il n’a pas lâché. Enfin, tout charme et toute gentillesse, Mélody Louledjian est une Ciboulette à laquelle seul un rocher pourrait demeurer insensible. Sa prestation la saison dernière dans Le Dilettante d’Avignon avait bien montré que sa voix charnue n’était pas destinée aux acrobaties ; sa Ciboulette confirme que l’on peut compter sur elle pour des rôles de premier plan. Et maintenant, qu’allons-nous faire pendant les dix-huit mois où l’Opéra-Comique restera fermé pour travaux ? Qui nous offrira des spectacles aussi bienfaisants ?