Brillante ouverture de saison au Teatro Real de Madrid, qui depuis son inauguration en 1997 a vu son public progresser et se fidéliser, comme jamais, sous la direction artistique de Joan Matabosch (successeur de Gerard Mortier en 2013). Théâtre à l’italienne, le Real peut accueillir plus de 1700 spectateurs et possède un amphithéâtre impressionnant de plusieurs centaines de places, très prisé du jeune public, qui descend en pente raide vers la scène. Les spectateurs se sentent alors très proche des artistes car l’acoustique y est en plus remarquable.
La saison lyrique a débuté brillamment le 23 septembre 2024 avec Adriana Lecouvreur de Francesco Cilea, opéra représenté en hommage au ténor José Carreras à l’occasion du 50e anniversaire de son interprétation de l’ouvrage au Théâtre de la Zarzuela aux côtés de Montserrat Caballé. Treize représentations à guichets fermés du 23 septembre au 11 octobre et deux distributions de haut vol. Le 7 octobre Maria Agresta, dans le rôle-titre, succédait ainsi à Ermonela Jaho, Matthew Polenzani (Maurizio) à Brian Jagde et Teresa Romano (Princesse de Bouillon) à Elïna Garanča. Reprise à Paris pour la dernière fois en janvier 2024, la mise en scène, créée par David McVicar en 2010 à Londres, n’a pas pris une ride. Dans la lignée d’un Giorgio Strehler, il ne transpose ni l’époque ni le lieu, situe l’action dans le Théâtre-Français qu’il métamorphose en « théâtre dans le théâtre », dans un esprit résolument contemporain, proposant ainsi au public devenu complice, une belle réflexion sur l’art dramatique. Il s’inspire évidemment du premier grand air « Io son l’umile ancilla del genio creator » dans lequel la comédienne Adrienne Lecouvreur, après son succès dans un rôle racinien, s’interroge sur son art. Il est vrai que les déclamations lyriques des célèbres tragédiennes d’antan, proches du chant, fascinaient les spectateurs, tant elles parvenaient à transcender les mots pour atteindre la pure émotion. L’artifice de l’opéra est idéal, en ce sens, pour leur rendre hommage. Ainsi, dans les décors magnifiques de Charles Edwards et les costumes rutilants de Brigitte Reiffenstuel, McVicar inscrit l’œuvre dans une perspective autrement plus passionnante que la banale anecdote d’une rivalité amoureuse de la pièce de Scribe.
La soprano Maria Agresta incarne de manière impressionnante le personnage d’Adriana avec une ligne vocale puissante aux multiples couleurs jusqu’aux plus fins pianissimi (le public lui fera un triomphe au salut final). À ses côtés, on retrouve avec bonheur le ténor américain Matthew Polenzani qui chante pour la première fois le rôle de Maurizio avec la voix chaude et vaillante qu’on lui connaît. Quelle classe et quelle musicalité ! Dans les coulisses du théâtre, le personnage de Michonnet, régisseur amoureux de la diva qu’il conseille et soutient, acquiert ici une réelle densité, porté par la voix de baryton léger de Manel Esteve qui porte loin et peut se permettre les nuances et phrasés qui forcent l’émotion. Le public l’ovationne tout comme la jeune mezzo-soprano italienne Teresa Romano, issue de l’Académie de La Scala, véritable révélation dans le rôle de la Princesse de Bouillon : une forte présence en scène et une voix impressionnante du grave sonore à l’aigu rayonnant. L’abbé incarné par le ténor Josep Fadó est irrésistible et tous les autres rôles sont à l’avenant.
Au pupitre Nicola Luisotti, directeur principal invité du Teatro Real, que le public madrilène a adopté, donne à la partition de Cilea une ampleur insoupçonnée. Sous sa direction, le prélude du dernier acte est un moment suspendu et lumineux qui annonce la fin tragique lorsque sur, le théâtre réduit à une ossature de bois, les comédiens revêtent à nouveau leurs costumes pour saluer Adriana qui vient de décéder. Le théâtre dans le théâtre s’achève et le public est debout.