Programmée en avril 2020 puis annulée pour cause de covid 19, cette reprise d’Adriana Lecouvreur selon David McVicar avec Anna Netrebko et Yusif Eyvazov affichait salle comble ce 16 janvier 2024. Créée en 2010 à Londres, cette production a été applaudie ensuite à Paris en 2015, à Vienne en 2017 où Anna Netrebko effectuait sa prise de rôle et enfin à New-York en 2019. Le premier acte se situe dans le foyer de la Comédie-Française où règne une grande agitation tandis qu’Adrienne Lecouvreur s’apprête à incarner Roxane dans Bajazet. Le metteur en scène écossais respecte scrupuleusement l’époque et le lieu, ce qui nous vaut de splendides costumes de Brigitte Reilffenstuel mais il joue la carte de la mise en abyme en situant l’action tout entière à l’intérieur du Théâtre-Français, superbement illustré par les décors monumentaux de Charles Edwards. La direction d’acteurs, sobre et précise, souligne de façon conventionnelle, les diverses péripéties de l’intrigue.
La distribution, parfaitement homogène, ne souffre d’aucun point faible. Ilanah Lobel-Torres et Marine Chagnon, sont irrésistibles en jeunes pensionnaires turbulentes dont les chamailleries exaspèrent Michonnet. Alejandro Baliñas Vieites et Nicholas Jones, leurs pendants masculins, ne sont pas en reste en jeunes comédiens serviles, volontiers cancaniers. Sava Vemić, Prince de Bouillon un rien compassé et Leonardo Cortellazzi, abbé de Chazeul cauteleux complètent avec bonheur l’équipe des comprimari.
Ambrogio Maestri, dont la voix sonore n’a rien perdu de son éclat campe avec sobriété un Michonnet complexe, mélange d’humanité et de bienveillance, qu’il fait évoluer avec subtilité de l’amoureux transi du premier acte au confident attentif et discret puis à l’ami protecteur et paternel du dernier. Sa composition extrêmement fouillée lui vaut un accueil chaleureux de la part du public. Doté d’une voix large aux graves profonds, Ekaterina Semenchuk, est une princesse de Bouillon altière et possessive, dévorée par la passion dans son air « acerba voluttà », éperdument amoureuse dans son duo avec Maurizio puis dévorée par la jalousie dans sa scène avec Adriana où elle atteint des sommets d’intensité dramatique. Dès son entrée en scène, Yusif eyvazov déploie une voix large et homogène qui capte immédiatement l’attention. Son air « La dolcissima effigie » offre un impeccable legato et des nuances bienvenues. Soldat intrépide, comme en témoigne son récit du troisième acte « Il russo Mèncikoff riceve l’ordine » chanté avec vaillance et couronné d’un aigu claironnant, il semble inconscient des rivalités amoureuses qu’il suscite sauf au dernier acte dans son duo passionné avec Adriana « Il nostro amor sfida la sorte ». Anna Netrebko a désormais fait sien le rôle d’Adriana qu’elle incarne avec une voix opulente et un registre grave sonore. Dans des costumes somptueux réalisés spécialement pour elle au Met, qui mettent en valeur sa silhouette, la cantatrice se déplace sur scène avec élégance et un port de reine. Son air d’entrée « Io son l’umile ancella », tout en délicatesse est émaillé de sons filés longuement tenus de toute beauté. Au troisième acte son monologue de Phèdre est déclamé sans emphase excessive mais avec une grandeur tragique et une diction superlative. Poignante de bout en bout sa scène finale culmine dans un « Poveri fiori » déchirant. Au rideau final, une ovation retentissante salue cette prestation de haut vol.
Au pupitre Jader Bignamini impose une direction subtile et théâtrale, alternant avec bonheur les scènes d’ensembles menées à vive allure et les airs dans lesquels il étire le tempo pour laisser le chanteur s’épancher. Son prélude du dernier acte, au cours duquel on sent le drame sous-jacent s’installer progressivement est un modèle d’interprétation.