Les premières minutes de cet Alessandro donnent au spectateur des sueurs froides : ces personnages empanachés, en costume à jupette faussement Grand Siècle, ces attitudes pseudo-baroques, ces poses statiques ou ridicules… Va-t-on nous servir du sous-Pier Luigi Pizzi, du Massimo Gasparon, ou pire ? Pas du tout, car passé cette première scène où Alexandre le Grand assiège la ville d’Oxydraque dont il détruit les remparts à coups de bélier – rien que ça –, on comprend que ce qu’on vient de voir n’était qu’une « mise en scène », et plus précisément le tournage d’un film, comme aurait dû tout de suite nous le faire comprendre le figurant muni d’un clap apparu sur scène avant même l’ouverture. Lucinda Childs a en effet eu l’idée, très judicieuse même si elle n’est pas la première à l’avoir eue, de transposer dans le Hollywood des années 20 le livret assez impossible de Paolo Antonio Rolli, où les jalousies amoureuses relèguent très nettement à l’arrière-plan la dimension politique (la conquête des Indes) et religieuse (les origines divines revendiquées par le conquérant). Alexandre devient ici un jeune premier prétentieux, une sorte de Tom Mix qui, au lieu de westerns, aurait tourné dans des péplums de série B, tandis que Rossane et Lisaura sont les deux actrices entre lesquelles il partage ses faveurs, une peste blonde tendance Gloria Swanson, bee-stung lips incluses, et une brune genre Pola Negri, sa rivale à la Paramount. Les haines entre stars du cinéma muet valaient bien l’affrontement entre prime donne à Londres du temps de Haendel, et parlent sans doute davantage au public d’aujourd’hui que l’affrontement entre la Cuzzoni et la Bordoni (qui devaient, peu après Alessandro, en venir aux mains lors d’une représentation d’Astianatte de Bononcini). Le spectacle se déroule donc tantôt à l’extérieur du studio de tournage, dans les loges de ces dames ou au « Handel’s Bar » où les acteurs viennent se rafraîchir entre deux prises. Ce dernier détail peut bien sûr évoquer le fameux « clavecin-bar » imaginé par David McVicar dans son inoubliable Agrippina, l’atmosphère Années Folles renvoie à l’esthétique de la Rodelinda de Villégier, mais tout cela est digéré en un tout cohérent, où la danse est parfaitement intégrée à l’action sans jamais empiéter sur le chant, comme c’était déjà le cas avec son Farnace vu à Strasbourg, et l’on passe une délicieuse soirée en compagnie d’un opéra qui, sans être à placer au sommet de la production haendélienne, n’en est pas moins riche en pages superbes.
Par rapport au disque enregistré en septembre 2011 et salué par notre collègue Bernard Schreuders, la distribution a beaucoup changé. Ce qui reste intact, en revanche, c’est l’engagement fougueux avec lequel George Petrou dirige cette partition, l’entrain irrésistible qu’il imprime à l’œuvre. Dès l’ouverture, le mouvement rapide rappelle l’Allegro du 3e Concerto brandebourgeois dans ses versions les plus déchaînées. Cette énergie caractérise l’ensemble de la représentation, et c’est bien ainsi que l’on voudrait toujours entendre Haendel, avec cette vigueur qui n’exclut évidemment pas la gravité dans les passages douloureux ou méditatifs. On le disait, l’équilibre des voix est sensiblement différent, car on ne retrouvera pas dans la tournée d’Alessandro toutes les stars ou graines de stars présentes au disque. Manquent surtout à l’appel celles qui incarnaient les deux illustres rivales : lors de l’interview qu’elle nous a accordée, Julia Lezhneva avait expliqué qu’elle avait renoncé à être Rossane durant cette tournée parce que les exigences de la scène lui paraissent encore trop lourdes pour sa jeune carrière (le public parisien l’entendra néanmoins en version concert quand Alessandro sera donné Salle Pleyel le 23 septembre prochain). Après avoir rendu hommage à Faustina Bordoni au disque, Vivica Genaux aurait assez logiquement dû reprendre Rossane, mais elle s’est retirée de l’opération, pour être remplacée par Blandine Staskiewicz. La mezzo française, qui fut une belle Athalia à Ambronay en 2003, connaît bien ce répertoire, où elle déploie une virtuosité sans faille ; ne lui fait défaut peut-être qu’un peu plus d’audace dans son chant, ce à quoi elle semble se résoudre en deuxième partie de soirée, lorsqu’elle couronne d’un bel aigu l’air qui conclut le deuxième acte, « Dica il falso, dica il vero ». On s’amuse de l’entendre chanter une sorte de premier jet de ce qui deviendrait dix ans après « Tornami a vagheggiar », l’air « Un lusinghiero dolce pensiero ». Karina Gauvin était Cuzzoni au disque, Lisaura est sur scène Adriana Kucerova, soprano slovaque au timbre séduisant, admirable dans la déploration « Che tirannia d’amor », mais dont les vocalises gagneraient à être plus nettes dans son air de jalousie « No, più soffrir non voglio ». Autour d’elles, trois personnages secondaires sont confiés au ténor Juan Sancho, au contre-ténor Vasily Khoroshev, déjà présents au disque, et qui tirent tous deux le maximum d’un rôle limité, et à un nouveau venu, la basse Pavel Kudinov, qui a sur eux l’avantage de pouvoir déployer une voix sonore sur deux arias au lieu d’une seule. Xavier Sabata confirme qu’il est l’un des contre-ténors avec lesquels il faut compter, et il y a tout à parier que des distributions se bâtiront bientôt autour de lui, tant ses dons frappent l’œil et l’oreille, en termes de projection sonore comme de présence scénique. Quant à Max Emanuel Cencic, il est bien sûr le héros de la soirée, même si l’héroïsme n’est pas forcément le domaine où s’épanouit le mieux son timbre qui fait merveille dans la douceur ou dans la virtuosité. Il semble prendre beaucoup de plaisir à camper ce bellâtre ridicule ballotté entre deux belles, tantôt en casque d’empereur romain, tantôt en smoking, et il fait même des claquettes ! Un spectacle à recommander tout au long de son parcours international, à Versailles le 2 juin, à Vichy le 4, puis à Vienne, Bucarest, Athènes…