Comment ne pas adhérer sans réserve à ce programme que proposait Alain Perroux concluant son ouvrage sur la comédie musicale (1) ? Il y a longtemps déjà que l’opéra de Toulon s’est hissé parmi les meilleurs ambassadeurs du musical. Celui-ci, fils illégitime de l’opéra et du music-hall, souffre encore d’une forme d’ostracisme que l’on peine à comprendre. Ce soir, l’un des chefs et orchestrateurs les plus réputés dans ce répertoire, à qui l’on devait ici même la création française de Wonderful Town (2018) et de South Pacific (2022), Larry Blank y revient pour cet ultime concert de 2024 (2). L’équipe s’enrichit, puisque nous retrouvons avec bonheur Jasmine Roy et Sinan Bertrand, auxquels sont maintenant associés Beate Mordal et Guillaume Andrieux.
L’Opéra de Toulon étant en travaux de rénovation complète, c’est un florilège d’airs empruntés pour la plupart à la comédie musicale qui nous est offert dans la salle Neptune du Palais des Congrès, comble pour la circonstance. Ecrites pour la scène comme pour l’écran, les dix-huit comédies musicales auxquelles sont empruntées les pièces vocales de ce soir couvrent plus de cinquante années de créations de Broadway, diffusées mondialement ensuite. Petit rappel, supposé satisfaire les amateurs d’opéra, deux emprunts au répertoire lyrique le plus classique : le Largo al factotum (du Barbier de Séville), suivi du non moins célèbre Mi chiamano Mimi (de La Bohème) sont proposés, aussitôt Cabaret, que chante remarquablement Jasmine Roy. Choix surprenant et risqué, tant ces airs sont connus. Quantité d’extraits célèbres d’opéra bouffes ou d’opérettes auraient moins juré que ces derniers. La règle de la comédie musicale est l’amplification des voix, certes, mais on regrette ce soir que cette dernière sur-expose le chant au détriment de l’orchestre. Cette balance déséquilibrée est particulièrement dommageable aux airs de Rossini, puis de Puccini. Si chacun les a en mémoire (et Guillaume Andrieux et Beate Mordal ne déméritent pas), l’amplification comme la projection, exagérées, ne sont pas de mise, particulièrement pour la frêle Mimi, dont il faut souligner l’égalité des registres, et les qualités de timbre. Ce sera la principale réserve de cette belle soirée, avec les applaudissements amplifiés dont la salle, acquise, aurait bien fait l’économie.
On n’imagine pas un récital de comédie musicale chanté à l’égal d’un cycle fauréen. Ce soir, chacun des interprètes, familier de ce répertoire, fait montre des qualités de présence, d’engagement physique requises et maîtrise les fondamentaux du genre : le chant, évidemment, mais aussi la tap-dance (claquettes) comme les chorégraphies esquissées dans le droit fil de Fred Astaire et de Gene Kelly. On doit à Sinan Bertrand, notre ténor, dont l’expérience ne se limite pas à la voix, le réglage de la mise en espace, et l’harmonie des mouvements, qui participent au bonheur visuel et musical. Les variations de couleurs et de nuances, simplistes, s’oublient. Malgré l’économie de moyens, la bonne humeur, l’entrain, la légèreté, mais aussi la mélancolie et l’émotion feront oublier le temps d’une soirée ces temps de disette et d’incertitudes.
Le quatuor vocal, rassemblé ponctuellement (Let’s Call The Whole Thing Off, de Shall we dance ; deux extraits de Follies..), autorise des combinaisons variées, qui renouvellent l’intérêt. Le trio de The Boys From Syracuse est un régal. Les voix, familières d’un travail collectif de plusieurs années, s’accordent idéalement, et toute la riche palette des situations et des émotions est déployée.
On connaissait l’aisance, la voix chaude, aux phrasés et à l’articulation exemplaires, les qualités de comédienne de Jasmine Roy. On la découvre ce soir en meneuse de revue, tenant le fil conducteur du programme et assurant les enchaînements avec simplicité et humour. On oublie Judy Garland et Lisa Minelli dans tel ou tel standard tant son émission respire le naturel. Son duo avec Sinan Bertrand (dans Annie got your gun) est un bijou, toutes ses interventions sont autant de bonheurs. On ne connaissait Beate Mordal qu’à travers Richard Strauss, Kaija Saariaho et George Benjamin. On la découvre tout aussi épanouie dans cet autre répertoire. L’ambitus est large et se prête bien au musical où la voix parlée et le chant se confondent souvent. Elle nous vaut une émouvante Dorothy (Over the Rainbow, du Magicien d’Oz) et son Summertime est un autre moment fort. De Sinan Bertrand on retiendra, outre sa direction d’acteurs, la qualité exemplaire de son émission et de son jeu, (Taking A Chance On Love ; Almost Like Being In Love ; I Am What I Am …). Quant à Guillaume Andrieux, le baryton se montre d’une aisance constante, et l’on a peine à imaginer qu’il excelle tout autant dans la mélodie française. Remarquable dans l’extrait du Fantôme de l’opéra, puis dans l’Homme de la Mancha, dans la version française de Jacques Brel, qui font oublier Figaro, desservi par la sonorisation.
Brel sera de retour, avec son premier grand succès, Quand on n’a que l’amour, pour un bis émouvant réservé au public, ravi : fidèle au crescendo original, l’arrangement est introduit par le chant a cappella de nos quatre solistes, le piano apparaissant ensuite, puis l’orchestre pour arriver au troisième couplet, affirmation véhémente de la puissance de l’amour dans un monde qui en a plus besoin que jamais.
On oublie la vocation première – la fosse – de l’orchestre de l’Opéra de Toulon, tant le style est juste, avec ce qu’il faut de romance et de swing pour imaginer que l’on est en présence d’une authentique formation de music-hall : les vents, placés côté cour, avec la batterie, sont exemplaires de précision et de dynamique, les riffs dignes des grands big band du jazz classique. Les cordes sont évidemment en léger retrait, sauf dans les romances, jamais sirupeuses. La direction attentive et inspirée de Larry Blank insuffle la vie orchestrale attendue. Rythmique, accentuations et nuances, phrasés, souplesse du propos, sont bien là, avec des musiciens pleinement engagés et heureux. Une belle soirée d’où chacun sort réjoui.
(1) L’ Avant-Scène Opéra publiait « La comédie musicale, mode d’emploi », incontournable référence française en la matière, en 2009. (2) https://www.forumopera.com/spectacle/wonderful-town-toulon-swinging-toulon/ https://www.forumopera.com/spectacle/south-pacific-toulon-dites-moi-pourquoi-la-vie-est-belle/