Initialement présentée au Châtelet en 2021 et à l’époque chroniquée par Tania Bracq, la réjouissante création de Christophe Mirambeau, Cole Porter in Paris, est ici reprise à Rennes, mais hors les murs. C’est à quelques pas de l’Opéra, dans le Couvent des Jacobins, ancien édifice religieux devenu caserne et maintenant centre de Congrès doté d’une salle d’un bon millier de places, que le spectacle est proposé pour une série de cinq représentations en quatre jours. Évidemment, cette salle dépourvue de cintres n’est pas le Châtelet et il a fallu ajuster la mise en scène et les décors en trouvant de nouvelles solutions. Qu’à cela ne tienne, l’équipe de création a su tirer le meilleur du défi que représentait la configuration in situ. Le jour de la Première, quelques projecteurs de poursuites étaient à la traîne et les jeux d’éclairage restaient à parfaire mais l’ensemble est de très belle qualité. Cependant, le spectacle n’a pu être ici surtitré en anglais et en français comme à la création, ce qui ne nuit heureusement en rien à la compréhension de l’œuvre, quoique les surtitres auraient été les bienvenus pour apprécier toutes les subtilités des compositions du génial et prolifique Américain.
Fin connaisseur de Cole Porter, le plus francophile des Big Five de la Comédie musicale américaine, le metteur en scène Christophe Mirambeau lui a dédié cette comédie musicale à la française où il s’intéresse au séjour du musicien dans l’Hexagone, entre 1918 et 1929, en y intégrant des chansons écrites en France puis, dans la suite de sa carrière, inspirées par la France ou la décrivant. Trois artistes interprètent le rôle de Cole Porter, illustrant ces trois aspects mais également les différentes facettes de la personnalité du célèbre lyriciste. Il en résulte un spectacle qui ne se veut pas une biographie au sens strict du terme, mais une évocation de la richesse et du foisonnement de création d’un immense compositeur, tout en explorant ses liens et ses attaches avec la France et, de fait, la correspondance avec le style français. On oscille ainsi entre Broadway et les Folies-Bergère, le music-hall et le musical. Avec, on le sent, l’ambition de montrer qu’on sait, de ce côté de l’Atlantique, construire un spectacle à notre façon qui a de la tenue. Et il faut dire que cela s’avère crânement réussi. Les décors et la scénographie de Casilda Desazars, notamment, sont à la fois minimalistes et très évocateurs des fantastiques années vingt, éléments graphiques à la Fernand Léger croisés avec des couleurs chatoyantes que n’auraient pas reniées Vincente Minnelli. Les costumes imaginés par la complice de Christophe Mirambeau sont spectaculaires. D’ailleurs, il faut ici souligner les qualités d’adaptation des artistes : avec une équipe d’habilleuses réduite, ils doivent se vêtir pour l’essentiel eux-mêmes, sachant qu’on a droit à un changement de toilette à peu près toutes les trois à quatre minutes… L’œil est à la fête. Les danseurs mettent harmonieusement en valeur les délicieuses chorégraphies de Caroline Roëlands, où les chanteurs ne sont d’ailleurs pas en reste, en particulier Léovanie Raud tout en grâce et en élégance, rivalisant avec le travesti Charlène Duval, magnifique Marlène à perruque rousse aux jambes interminables et au métier qu’on sent très solide. Si les numéros évoquent une grande variété de références (la danse des petits pains de la Ruée vers l’or ou les peaux de bêtes à la Keaton dans les Trois Âges pour n’en citer que deux) issues du cinéma américain ou français, nombreux sont également les parallèles avec le cabaret allemand (et, en général, l’univers des Années folles, entre Gatsby et Cocteau). L’ambiance musicale, quant à elle, présente une sonorité bien affirmée, véritable hommage à l’art savant et populaire à la fois de Cole Porter, grâce aux orchestrations des musiciens des Frivolités Parisiennes, avec un pétillant orchestre formé pour l’occasion de quatorze instrumentistes, dont un accordéoniste, pour une French Touch qui fait pétiller l’ensemble comme du champagne. Cela swingue, il y a du tap dance et on y lève la jambe comme au Moulin rouge.
Mais par-delà l’apparente légèreté, on ressent une grande sensibilité doublée d’une tendresse infinie, mâtinée d’une certaine nostalgie chez des personnages bien loin de la supposée frivolité ambiante et dont la profondeur de sentiments comme de vues se fait régulièrement jour, sans parler des fêlures des personnages principaux. C’est là qu’interviennent les qualités d’acteurs des solistes chanteurs dont les voix correspondent essentiellement aux normes de la comédie musicale, à commencer par le trio qui interprète Cole Porter. Yoni Amar, par exemple, habitué du rôle de la Bête dans la Belle et la Bête, offre une vision fort séduisante d’un Porter à qui tout semble sourire. Le vibrato est un peu large, mais la technique est sûre. Plus proche de l’univers de l’opéra, Richard Delestre permet de saisir une personnalité plus intellectualisée ; mais c’est Matthieu Michard, par ailleurs pianiste, qui réussit à intérioriser avec une délicatesse qui soulève l’empathie la complexité de Porter, ouvertement bisexuel et puisant dans ses expériences personnelles son inspiration. Son épouse, Linda Lee, est incarnée avec finesse par la soprano Marion Tassou, dotée d’un timbre riche au nuancier ondoyant. Elle parvient à merveille à faire saisir les affres de la jalousie et le désespoir de son personnage. À ses côtés, Léovanie Raud affiche une belle santé vocale, n’hésitant pas à pousser la voix en bonne routinière du musical.
Le spectacle est ainsi plein d’allant, avec de brefs dialogues parlés évoquant la vie parisienne d’un Américain aux premières loges des caf’conc’ et autres lieux qui comptent aux côtés du tout Paris de l’époque. Les numéros s’enchaînent, alternant quelques « tubes », à commencer par « I love Paris », avec des chansons moins connues, ce qui donne une envie irrésistible de réviser son Cole Porter, qu’on ne connaît finalement pas forcément si bien que ça. C’est l’une des grandes qualités de cette œuvre dont l’enregistrement est également disponible. En sortant, gageons que d’aucuns se précipiteront pour revoir les Girls ou Silk Stockings, à moins de rechercher les plus rares Can-Can ou Fifty Million Frenchmen.
S’il restait, le jour de la Première, des places pour la Dernière du spectacle, gageons qu’avec le bouche-à-oreille, ce vivifiant et attrayant spectacle devrait faire salle comble d’ici là.