Entre deux représentations d’Yvonne, princesse de Bourgogne, le dernier opéra de Philippe Boesmans, la Monnaie inaugurait jeudi dernier sa saison de récitals avec la délicieuse Marie-Nicole Lemieux. La chanteuse a noué une relation très spéciale avec le public belge depuis sa victoire au Concours Reine Elisabeth en 2000 et ne manquera d’ailleurs pas de l’évoquer. Organisé avec le Klara Festival dédié cette année à « The Mahler Connection », le concert s’ouvre sur un bouquet de lieder d’Alma Schindler-Mahler. Elève et muse de Zemlinsky, la fille du paysagiste Emile Schindler renonça à la composition en 1902, à peine âgée de vingt-trois ans, pour épouser Gustav. « D’une vocalité sublime et d’une écriture infiniment mélodique » (Marie-Nicole Lemieux), ces pièces frappent aussi par leurs contours accidentés, oscillant entre un pathos exacerbé et de longs passages désertés par la voix où le piano acquiert, sans toujours l’assumer, une autonomie peu commune. Si les meilleures pages (Der Erkennende, Erntelied avec ses envolées straussiennes) évoquent l’esthétique viennoise fin de siècle, d’autres trahissent l’errance d’une musicienne en devenir et qui se cherche encore. Par contre, le chant libre et généreux de Marie-Nicole Lemieux nous comble et exalte cette sensualité de la langue allemande (Rilke, Heine, Dehmel…) qu’elle goûte plus que tout autre.
Après cette entrée en matière inégale, la cantatrice nous réserve une magnifique découverte : les Fünf Gesänge für eine tiefe Stimme de Franz Schreker, dont les quatre lieder sur des poésies d’Edith Ronsperger (qui a également inspiré Korngold) rivalisent d’impact dramatique et de puissance d’évocation avec les chefs-d’œuvre lyriques du maître autrichien honni par les nazis et ravalé au rang d’ « artiste dégénéré ». Schoenberg fera donner ce cycle lors d’un concert de musique nouvelle en 1912. Angoisse, rêve éveillé, cris et chuchotements, folie douce et lancinante, l’auditeur plonge dans des atmosphères lourdes, étranges et traversées de fulgurances en retenant son souffle, subjugué… n’étaient quelques fâcheux dont les raclements de gorge, heureusement, n’affectent pas la concentration de l’interprète au sommet de son art. Par contre, le directeur de la Monnaie prend la parole juste avant l’entracte pour exprimer son mécontentement et rappeler le public à l’ordre en invoquant le respect des artistes. Son message sera salutaire et une spectatrice du parterre, incapable de réprimer sa toux, quittera même la salle.
Le postromantisme de Chausson ménage une transition idéale vers la mélodie française et sa très opératique « Caravane » nous ragaillardit après l’introspection douloureuse de Schreker. L’actrice se rappelle à nous et raconte, non seulement avec son visage, mais avec tout son corps, scrutant le ciel à la recherche du « vautour » ou montrant du doigt « le bois de cyprès ». Son sens du récit fait mouche, guidé par une science des affects et un goût très sûrs: la nostalgie du « Temps des lilas » ne sombre pas dans la guimauve et la chanteuse sait trouver le ton idoine, la juste distanciation que requiert l’épure stylisée des « Fêtes galantes ». A côté de Debussy, Guillaume Lekeu, génie précoce emporté par le typhus à vingt-quatre ans, fait un peu figure d’ingénu de par la naïveté souvent mièvre de ses vers que peine à transcender le lyrisme délicat de l’habillage musical.
Deux bis concluent la soirée : « L’invitation au voyage », « puisque vous insistez », plaisante la Québecoise, avant de rappeler que c’est la première chose qu’elle a chanté en Belgique, puis « Die Forelle », « un de mes Schubert préférés », légèrement surjoué mais avec une irrésistible drôlerie. Daniel Blumental ne jouit sans doute pas du même capital de sympathie auprès des mélomanes, mais il se révèle un partenaire d’élection pour la contralto qu’il accompagne maintenant depuis dix ans.